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    Les vieux 2 (suite et fin)

     

    Du coup Lulu appelle les enfants. Ils ne sont pas là mais il laisse un message rassurant : Papy et

    Mamy vont bien, ne manquent de rien, qu’on ne se fasse pas de souci pour eux... 

    S’il vous plaît, des nouvelles ?...et des bises, des bises... 

    Une nuit passée encore. Et ce matin : quel enchantement ! Un rai de soleil, filtrant par une lame

    mal jointe du store, vient solliciter le couple à peine éveillé !

    Vite, on ouvre tout, on fait entrer ce merveilleux visiteur.

    Miette rayonne. C’est si beau, cette campagne enfouie, scintillante, métamorphosée.

    — "Lulu, prends tes lunettes noires, viens voir ! Là ! La-bas ! Oh ! "

    On ne voit pas très loin, les montagnes restent cachées dans le gris, remplacées par les contreforts

    plus proches qui les imitent sans vergogne. Ce rayon de soleil semble extrêmement localisé, comme

    un spot sur une scène.

    Féerique, la scène... Des strass ou des diamants ? Sur duvet blanc, avec festons, soutaches,

    applications. Bravo le créateur, bravo les artisans, les brodeurs et les pailletières !

    L’éclairagiste aussi à du talent ! ... Mais pas de persévérance.

    Tout cela ternit peu à peu. A nouveau le gris domine, de plus en plus foncé. L’horizon avance jusqu’à

    ne plus être, et c’est le sol qui diffuse une lumière pâle, comme hier, comme avant.

    Comme toujours à présent ?

    Un lourd désespoir s’abat sur les deux vieux que le soleil avait émoustillé un moment.

    Le contraste a été si saisissant, si brièvement !

    Bon, se dit Miette, on attendra que ça revienne ! La brave femme se remet à quelque tâche

    domestique et la routine la reprend, lui donne patience. Une vie de petits travaux successifs et

    nécessaires l’a éduquée, question patience...

    Lulu est resté devant la fenêtre, triste et pensif, ses inutiles lunettes protectrices  sur le nez, tête

    baissée, épaules avachies.

    En attendant, il neige. A gros et lourds flocons.

    Téléphone muet. Les enfants n’ont peut-être pas reçu le message ?

    Il neige. Il neige. Il neige. Plus de soir ou de matin. Le temps passe. Il neige. Gros et lourd.

    Miette et Lulu continuent la routine : ouvrir ou fermer ces volets coulissants  malgré le gel qui les

    coince, manger à l’heure des repas, ou faire semblant, car l’un comme l’autre a du mal à avaler.

    Ça ne fait rien, on met la table, puis on la dessert... ça occupe.

    Privés de distractions extérieures depuis que la télé ne fonctionne plus, pareille à la radio, ils

    continuent plus ou moins lui à jouer de la musique, elle à lire. Elle n’écrit plus. Ça ne vient pas.

    Lui fourrage plus souvent dans ses partitions qu’il n’embouche un instrument.

    Leur belle assurance est en train de fondre, un grand découragement la remplace peu à peu.

    Il y a tant de neige entassée derrière les portes qu’en les ouvrant, on se trouve face à un mur à

    hauteur d’homme. Et comme le geste d’ouvrir écroule un peu ce mur, on a bien du mal à refermer.

    On n’ouvre donc rien du tout et les volets du rez-de-chaussée restent à présent clos. C’est bien triste.

    Aussi, en dehors des heures de repas, retrouvent-ils un peu de lumière en restant à l’étage.

    Miette commence à s’inquiéter de leur isolement forcé. Elle décide de téléphoner. Aux enfants

    d’abord, étonnée qu’elle est qu’ils ne se soient pas encore inquiétés de leur situation, puis à

    n’importe qui du coin, sans raison, rien que pour savoir que le monde existe encore.

    Elle décroche donc le combiné, qui reste muet. Finie sa petite chanson rassurante qui signifiait :

    le monde est là, aux écoutes !

    Miette est épouvantée ! Elle n’ose rapporter sa découverte à Lulu, mais celui-ci arrive, interrogateur.

    Miette fait non de la tête, raccroche et tombe dans les bras de son compagnon. Est-ce pour se

    plaindre ? Pour le rassurer ?

    Pour ne pas être seule, pour qu’il ne soit pas seul...

    Un sanglot muet les secoue ensemble... Ils se séparent et Lulu, qui se veut rassurant risque des

    hypothèses vraisemblables au sujet de poteaux cassés, de branches tombées sur les fils...

    Et tous deux pensent en même temps aux fils électriques, tout aussi vulnérables... mais n’avouent

    pas leurs pensées.

    D’ailleurs, l’autre jour, le téléphone était revenu !

    De l’étage, Miette contemple l’inexistence blanche qui ensevelit tout, sous l’inexorable jonchée de

    floches augmentant à vue d’œil. Son regard interroge sans espoir le ciel. Celui-ci rapproche encore

    son pesant plafond. Les humains ensevelis n’ont plus de place dans ce piège de film d’horreur.

    Il ne faut pas communiquer l’angoisse, il s’agit d’être vaillante. Lulu reste fort, lui !

    Miette saisit un chiffon et se met à ôter fébrilement une vague poussière ici ou là.

    Lancée, la voilà qui branche l’aspirateur. Ce bruit est revigorant, et l’apparente activité la réconforte.

    Soudain, le silence. L’appareil est muet et mou entre ses mains comme une bête morte.

    Lulu a entendu, Lulu a compris. Plus d’électricité.

    Il venait juste de descendre les volets.

    Une nuit noire règne dans toute la maison.

    Miette et Lulu, affolés, se cognent dans les meubles pour atteindre les allumettes. L’un d’eux réussit

    à allumer le gaz, à la lueur duquel on attrape enfin une bougie.

    L’un et l’autre prévoyants, ils se munissent des lampes de poches qu’ils gardent toujours à portée de

    main, vérifient les fusibles sans conviction... Tout est en ordre. La panne vient de l’extérieur.

    — C’est un peu comme une fête, toutes ces bougies !

    Miette a sorti toutes ses réserves, elle allume à tour de bras et illumine le séjour. Lulu fronce les

    sourcils, il freine l’enthousiasme de sa femme...

    — Tu te rends compte, ça se consume vite... Et si ça dure un peu... ?

    —  Allons ! Ça va revenir ! C’est tellement triste, ça ne peut pas durer longtemps !

    Lulu se lance dans une démonstration sur la difficulté des réparations par un temps pareil, il dévie

    sur le j’menfoutisme et les incompétences de notre époque, s’excite et devient rouge. Miette le

    calme et s’efforce à l’optimisme.

    On attend donc. Machinalement les deux vieux ont regagné le canapé et regardent l’écran  gris,

    au milieu duquel tremblote le reflet de la seule bougie allumée dans la pièce. Une autre vacille dans

    le couloir, une troisième à la cuisine. Bonjour l’ambiance !

    Le silence est touffu, cotonneux, accablant.

    Après un moment, Miette murmure :

    — J’ai lu quelque part que seules les âmes que l’on n’oubliait pas revivaient, ou se réincarnaient,

    je ne sais plus ... Oubliés ! Des êtres ont vécu, aimé, pensé, compté pour d’autres... Réalisé des

    projets, donné la vie peut-être... Ils vieillissent, ils meurent... Et c’est l’oubli...Avec une conséquence

    terrible : ne plus renaître ! Oh !

    Lulu, tu crois, toi, que la mort est une fin ...définitive... ? Tu crois...

    Il dort. Sa tête abandonnée, une respiration bruyante... il dort.

    Miette se mouche, essuie ses lunettes embuées et reprend le cours triste de ses pensées ...

    Une évidente filiation existe entre cet ensevelissement immaculé et la mort, qu’elle ne redoute pas...

    Mais elle sent aussi que ce qui les enfouit, les recouvre, les absorbe, pis que la Fin certaine, est

    l’oubli, la terrible lacune, l’inexistence...

    Alors deux bras l’enserrent de derrière le fauteuil, une barbe piquante vient lui frotter la joue, tandis

    que des larmes chaudes coulent dans son cou.

    Leurs sentiments suivent souvent le même chemin, surtout après tant d’années. Leurs mains

    s’étreignent... Lulu décide qu’il a faim, qu’il faut mettre la table. Miette assure son chignon et

    s’éloigne vers la cuisine, tandis que Lulu renouvelle les chandelles.

    Il n’y a plus de ciel.

    Par le fenestron des toilettes du premier n’apparaît que du blanc, frangé de bleu glacier vers le haut.

    Dans la maison l’air est lourd, saturé de gaz carbonique et de l’odeur des bougies dont les mèches

    charbonnent.

    Sans aucune concertation, les vieux amants se sont toilettés, parés de leurs vêtements de sortie.

    La tête douloureuse, traînant une immense fatigue, ils se sont étreint longuement.

    Puis ils se sont allongés dans les draps blancs brodés  dont ils avaient ensemble recouvert leur lit.

    Ils se tiennent la main. Ils attendent.

     

    Dehors, il neige. Des flocons légers virevoltent dans la brise.

                                                                            FIN

    Triste, n'est-ce pas.  Et surréaliste, la fin.

    Avez-vous remarqué  que le point de bascule du quotidien vers l'irréel est l'oubli. C'est terrible de

    se sentir oublié.

     Passez donc au plus tôt un coup de fil à ceux, tout discrets, qui sont susceptibles de se sentir oubliés.

    N'ayez pas peur de harceler. Tout est préférable à l'oubli, même la mauvaise humeur !

    Nicolaï

     

     

     


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  • Une histoire de confinement . Je ne savais pas en l'écrivant qu'elle prendrait tout son sens en 2020

     Elle sera en deux parties. Voici la première. La seconde demain soir.

     

    LES VIEUX

     

    Un hiver très doux avait régné sur le pays au pied des monts, qui avait fait fleurir les perce-neige

    et sortir  de fragiles petites pousses rouges sur les rosiers trop tôt taillés.

    Petit à petit cependant, très normalement, les nouvelles venant du Nord commencent à parler de

    gelées, de perturbations... Puis les rigueurs descendent chez nous, au sud, au pied des montagnes

    pas encore tout à fait blanches.

    C'est l’hiver ! Tout le monde souhaite son arrivée, nécessaire, à subir, mais acceptée.

    Qu'il vienne, sévisse et reparte vite !

    Miette et Lulu aussi l'attendent.

    De pied ferme, tempéré d'une légère crainte.

    Ils habitent la campagne depuis peu. Par choix affirmé, assumé.

    Ils avaient toujours préféré vivre en sauvages, mais l’âge leur avaient fait choisir un isolement très

    relatif, au milieu des prés, avec comme voisins plus de vaches et de chevaux que d'humains.

    Les humains, le supermarché, le boulanger, le pharmacien, tout ce qui est nécessaire est tout près,

    disponible d'un coup de voiture. Facile d'accès.

    Tout de même, Miette a multiplié les frigos et congélateurs, le cellier est toujours garni. Le plein

    de fioul est fait.

    On ne sait jamais...

    Les fêtes sont passées. La joie est venue et repartie. Miette et Lulu se retrouvent seuls tous les deux.

    Ils ont repris la routine avec un sentiment mitigé : une sorte de soulagement, comme lorsqu'on

    enfile ses pantoufles fatiguées... Bien-être et relâchement.

    Le vieux couple a entendu la version soft de Saint-Exupéry : regarder ensemble dans la même

    direction. C'est le plus souvent dans celle de la télé. Mais pas toujours ensemble : Lulu est un

    zappeur incontinent, et Miette aime regarder un programme du début à la fin.

    À part cet exercice, Lulu joue de la musique : de la trompette et du saxo, et Miette assume les  soins

    du ménage, lit et écrit quelque peu.

    Un brin de gymnastique, légère, espacée, quelques promenades, les soins du jardin... Leur vie

    s'écoule tranquille.

    De courtes visites, de voisinage ou familiales, assurent à leurs proches qu'ils « se débrouillent bien »

    Miette et Lulu n'en demandent pas plus, restés très indépendants malgré l’âge.

    La neige est annoncée, en abondance, sur tout le pays sauf l'extrême Sud.

    Elle est tombée presque partout en effet, paralysant comme d'habitude un pays épaté au moins une

    année sur deux de la revoir. On l'attend désespérément avant la date raisonnable en montagne :

    elle ne vient pas, alors qu'on se laisse régulièrement dépasser en plaine, où elle n'est pas si rare.

    Comme prévu, le piémont pyrénéen est épargné.

    Lulu et Miette, devant l'écran, s'amusent de l’imprévoyance renouvelée, ils rient de la joie des enfants

    , des embarras routiers, des chaînes emmêlées des camionneurs résignés, des skieurs urbains.

    Miette, toutefois, stocke un peu plus de pain, de viande qu'à l'ordinaire.

    On ne sait jamais...

    Ils ont sorti les chaînes, neuves et bien rangées, se sachant toutefois incapables d'en chausser la

    voiture. Miette ne peut se baisser, Lulu n’y voit rien.

    Mais on les sort.

    On ne sait jamais.

    Le lendemain, ciel de plomb. À sept heures comme à huit, comme à dix, comme à  douze...

    On n'y voit goutte.

    Goutte, c'est vite dit. Ce sont bien de petits flocons qui voltigent à présent. Ils sont si légers, si ténus

    que Lulu ne les discerne pas. Un vent fantaisiste les fait dériver deci-delà, on ne les voit jamais se

    poser. Pourtant, une frange blanche commence à border les branchages. Au sol, rien encore.

    Elle tombe... Elle s'épaissit : un mur opaque masque le village.

    Maintenant, le sol est uniformément blanc.

    On ne voit plus d'arbres non plus.

    Il tombe à présent une monotone blancheur épaisse sur un fond de monotone blancheur épaisse.

    Miette et Lulu cessent de regarder par la fenêtre. Ils reprennent leurs petites occupations et le

    temps passe.

    Il est maintenant l’heure de fermer les volets.

    Lors de la rénovation, ils ont opté pour des volets électriques : c'est tellement plus facile. Miette

    regrette souvent la sécurité des grands volets de bois. Lulu lui, ne regrette pas de ne plus sortir

    dans le vent et la pluie pour attraper les lourds panneaux du passé.

    Il neige toujours, il n'y a bientôt plus de reliefs.

    Nous ne sortirons certainement pas demain.

    Quand tout est clos, il ne reste que de grimper sur un escabeau pour espionner dehors par l’imposte

    des WC.  Pas de raison valable pour se livrer à cette acrobatie ce soir, demain il fera jour.

    Ce n'est pas tout à fait le cas. Le soleil ne s'est pas levé. Il paresse derrière un énorme édredon gris

    foncé. La lumière est absente et sur ce fond sombre se détachent de gros flocons tombant dru.

    La température négative a rendu poussive la montée des stores électriques. Ceux-ci restent collés

    et s'arrachent d'un coup au givre qui les retient.

    Miette et Lulu, sans appréhension, n'attendent personne, et laissent passer la journée tranquillement.

    —  "Pour une belle chute de neige, c'est une belle chute de neige !" répète Lulu, ses pauvres yeux

    larmoyants à cause de la réverbération insolite.

    Miette lui fait chausser des lunettes protectrices bien vite. Fascinés, tous deux ne cessent de regarder

    l'immensité blanche d’où plus rien ne saille.

    Ils constatent que les branches basses du grand sapin n'ont pas supporté le poids excessif du blanc

    caparaçon. Elles gisent à terre, déjà presque habillées de la couverture universelle.

    Ils cherchent les nouvelles à la radio. Elle crache comme un chat en colère. Impossible de régler ce

    foutu poste. Alors, la télé ?

    La télé ne diffuse que des nouvelles blanches de pays blancs, d'accidents neigeux, d'endroits isolés.

    On dirait  que le reste du monde n'existe plus.

    Que faire par ce temps démotivant ? ils tentent quelques activités, mais le cœur n'y est pas. Alors,

    par lassitude, chacun regarde sa télévision, s'endort, regarde à nouveau... On finit par atteindre le

    soir, prendre soin de fermer la maison, et attendre un nouveau jour.

    Ce nouveau jour ne vient pas. Toujours l'immense édredon gris au ciel, toujours l'immense édredon

    blanc sur la campagne. Un silence de mort, ouaté, opaque, lourd.

    Miette et Lulu se doutent bien que le monde continue à tourner, les voitures à rouler sur les

    grand-routes probablement dégagées. Ils imaginent ouverts les principaux commerces dont ils n'ont

    pas besoin pour le moment.

    Tout de même, ce silence, cette totale absence de circulation aux alentours de la maison, cette

    impossibilité de voir au loin... Angoissant.

    Surtout qu'il neige toujours. Dru, épais, compact.

    Voulant secouer au dehors quelque nappe ou torchon après la clôture des volets, ce soir, Miette se

    heurte à  la résistance tenace  du portillon du garage. Poussant, tapant, elle comprend que la neige

    en bloque l'ouverture.

    Mais quelle épaisseur y en a-t-il ?

    Ils réalisent brusquement qu'on ne voit plus d'escalier, de jarres ni de vases sur la terrasse, qui

    d'ailleurs a disparu malgré ses trois marches. Plus d'arbustes non plus dans la rocaille qui l'entoure.

    Que du blanc, du blanc, du blanc.

    —" Il y en a au moins 50 cm ! s'écrie Miette."

    — "Bien plus, estime Lulu. Le romarin mesure déjà 70 cm, la verveine est plus grande, et on n'en

    voit plus trace."

    –– "C'est fou ! "conclut Miette.

    La radio ronchonne toujours, on ne capte rien.

    La télé suit l'après-midi même. Elle aussi ne présente plus sur son écran que de la neige !

    Ils sautent tous deux sur le téléphone : plus de tonalité non plus.

    — "Les fils ont cassé, c'est sûr. Des branches certainement."

    — "Le relais, il est dans la montagne ? Il a dû souffrir."

    Chacun pense de son côté à cet isolement effrayant. Mais ils ne se le disent pas. Ils sont au chaud,

    approvisionnés, rien ne manque. Chaque jour Miette sort du congélateur la portion nécessaire de

    pain pour la journée, et il y en a pour longtemps. Cela, ils ne cessent de se le dire, de le répéter,

    comme une litanie qui rassure. Qui rassure l'autre, mais aussi soi-même, bien perplexe.

    Cling ! Le téléphone est revenu ! Ça marche !

                                                     suite et fin demain

     


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  • J'ai longuement hésité, mais en relisant ce texte, je l'ai trouvé non pas comparable à la période actuelle,

    plus inédite encore, mais contenant comme un écho de l'incompréhension  et de l'hébétude que

    suscitaient les faits,  parfois

    Aucune politique, aucun jugement, seulement une sorte de vidéo de l'atmosphère ce temps là en ce lieu là

     

    Les poubelles de Mai 68

     

    Et ça a éclaté !

    On n’attendait pas ça comme ça. Peut-être que d’autres, ailleurs, y avaient pensé, pas nous. Les

    petites gens du quartier ont d’abord entendu,dubitatifs, des histoires lointaines d’étudiants,

    là-bas, sur l’autre rive... Ils n’en parlaient  que comme des chahuts, des monômes de printemps,

    des histoires de mômes nantis...

    Puis, c’est devenu sérieux, chacun vivait l’oreille collée au transistor, cherchant à en savoir plus,

    n’aventurant pas son opinion, s’il en avait une.

    Une espérance naissait.

    Les syndicats ouvriers, furieux d’être pris de court, discutaient fébrilement, tentaient de capter le

    mouvement en marche, voire de s’en attribuerla paternité...

    Il arriva cette chose étrange : des étudiants  vinrent rencontrer des ouvriers, au métro

    Châteaurouge, chez nous ! Confronter leurs points de vue de têtes bien pleines aux manuels

    aux gros muscles !

    Les comptes-rendus express qui passaient par la boulangerie laissaient à penser que les uns

    et les autres n’étaient pas au bout de leurs peines.

    Ils repartirent dresser des barricades, chercher la plage sous les pavés et respirer des gaz

    lacrymogènes, laissant derrière eux des semences.

    Semences qui ne germèrent pas  tout à fait tout de suite... Les caboches du quartier étaient

    déboussolées. A des poussées d’enthousiasme succédaient des périodes de scepticisme.

    La révolution, oui, on était pour de naissance... Mais on aurait dit qu’elle marchait à l’envers,

    trop savante, pas assez populaire !

    Les grèves s’étaient abattues ensuite sur tous les secteurs, donnant enfin une allure plus sérieuse

    à ce chaos. L’unité de Paris se refaisait, la rive droite n’était plus en reste, avec toutes les usines

    d’Aubervilliers fermées, garnies de drapeaux et de banderoles ! On commençait à ycomprendre

    quelque chose au café du marché...

    Le petit commerce continuait, au gré des grèves d’électricité... On mangeait moins de sandwiches,

     plus de pâtisseries, à cause de la famille resserrée : les enfants n’allaient plus à l’école, ils

    jouaient dans la rue ; Papa et maman, désœuvrés, faisaient un petit tour bras-dessus

    bras-dessous, un brin de causette sur le trottoir avant de rentrer regreffer le transistor, qui

    donnait des nouvelles du front, en boucle.

    Sur la place, l’escalier du métro fermé abritait clochards et loqueteux, sur ou sous des monceaux

    de cartons.

    Des babas-cool installaient des petits éventaires de bijoux artisanaux, d’autres écoulaient des

    dessins, ou des robes fleuries... des groupes faisaient de la musique, psychédélique ou exotique,

    planante...

    N’étaient les poubelles débordantes, les piles de caisses, de cartons et de cageots et l’odeur des

    détritus, ça vous aurait eu un petit air de fête...

    C’était la fête !

    Inquiets, désorientés, rêvant d’une existence différente sans oser y croire,  ils avaient pourtant

    le cœur léger, et se disaient des choses graves, l’œil allumé d’une lueur jamais vue auparavant.

    Les nouvelles du gouvernement soulignaient la gravité de ce qui se passait.

    « Il » avait disparu, on le cherchait...Lui, l’éternel sauveur, il s’était enfui !

    Impensable ! Incompréhensible ! Du moins ici, chez les traumatisés de la vie en tous genres,

    toujours en quête d’un père...Même, surtout pour le fustiger !

    Pas de pain pendant plusieurs jours de suite, faute d’électricité, de farine, de fuel ...De vieux

    boulangers qui chauffaient au bois tentèrent de pétrir à bras, comme autrefois ... Je vais leur

    montrer, à ces jeunots, comment on travaillait, de mon temps !... Manque d’entraînement,

    quelques années en plus, l’un d’eux y laissa sa vie, son cœur ne supporta pas l’effort terrible

    qu’il avait accompli chaque jour,  « de son temps ».

    Cela se racontait de boulangerie fermée en boulangerie entr’ouverte, devant le four froid !

    Et toujours l’amoncellement des ordures ménagères et commerciales, l’odeur, les rats !

    Et la musique, sur tout ça !

    Le marché continuait, moins fourni, privé des flots de travailleurs ordinairement vomis par le

    métro...

    L’argent  manquait, les ardoises  s’allongeaient chez tous les commerçants... Lesquels s’en

    fichaient pour le moment... La poste en grève ne distribuait plus les factures, non émises par les

    entreprises fermées... Plus rien à payer aux administrations défaillantes... De l’argent ? Pour

    quoi faire ? On se prenait à rêver un monde idéal débarrassé de ces contingences...Chacun,

    par force, se faisait mutuellement confiance, le système D ressuscitait...

    Ah ! S’il n’y avait pas eu ces maudits déchets, deux murs de chaque côté de la rue, avec les

    dangers de maladies, et l’odeur devenue prégnante.

    Le marché en mourrait, les gens sortaient le mouchoir sur le nez, plus personne dehors le soir,

    la rue appartenait aux rats, énormes,paresseux et repus.

    Les clochards faisaient du feu pour s'en défendre...

    Et puis un jour, une belle matinée au soleil clair, surgirent des camions et une troupe de gais

    compagnons débarrassant en chantant et en plaisantant toutes les ordures :

    — « Allez-y, ma petite dame, allez chercher ça, on vous attend »

    —  On peut... ?

    —  Vas-y mon p’tit père, c’est gratuit, profites-en ! »

    Et chacun d’aller chercher ses monstres, matelas, vieilles ferrailles, et la foule de clamer :

    Ho hisse ! pour participer ! Les gros bras aidaient spontanément, comprenant qu‘ils n’avaient

    pas affaire au service de voirie habituel. Toute la rue s’y mettait, chanson et blague aux lèvres,

    joie au cœur. Les concierges et les commerçants jetaient de grands seaux d’eau, jouaient du

    balai-brosse et chassaient d’enthousiasme les miasmes  restants, jusqu’à l’oubli joyeux de l’horreur.

    On aurait cru entendre sonner cloches et fanfares tant l’ambiance était gaie et légère.

    Qui étaient ces aimables bienfaiteurs ? Qui les envoyait ? Qui les payait ?

    Un miracle ne s’explique pas...

    C’était une sorte de miracle que cet esprit d’entente, de bonheur collectif, d’amour en quelque

    sorte qui a soufflé ce matin-là sur le quartier Châteaurouge, les rues Poulet, des Poissonniers,

    Dejean, Myrha...

    C’était un peu avant que tout ne rentre dans l’ordre, que les regards redeviennent fixes, les

    routines sans espoir et les échines lourdes.

     

     


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  • Cadet Rousselle en avait 3, moi j'ai 2 maisons:

    racontelire(ici) et racontecrire(à côté)

    Dans la maison d'à côté, http://racontecrire.eklablog.com/

    sont  d'autres histoires , des articles, un peu désordonnés

    et sont présentés tous mes livres.

    Si vous avez aimé lire mes histoires, venez leur rendre visite,

    c'est gratuit et n'engage à rien, et ça me fera plaisir.


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  • Nous sommes à Pâques

    Voici donc un conte... de Noël

     

    Ma maison

    Ah ! je m’réchauffe un peu.

    Oh ! C’est joli, ça, beige et blanc, en laine bien chaude... doit être douce aussi. C’est sûr.

    Quand même, c’que c’est beau, un manteau comme ça !

    Ça serait joli aussi ces couleurs, pour une maison...Doux et chaud, et clair, et net...

    Ah ! ça va un peu mieux !

    Une maison ! Ma maison... !

    D’abord, faut une porte, en bois foncé, épaisse, sérieuse, avec du fer...Et pis une cloche, qu’on tire pour avertir qu’on est là.

    Mais non, nunuche ! pisque c’est ma maison, ma porte !

    Mais une cloche, c’est joli, quand même. Allez, j’en mets une !

    Vite, je rentre chez moi. Qu’est-ce qu’y fait bon ! Et pis ça sent bon aussi...pas comme certains endroits ! Passons.

    Y’a un feu ? Ben non. Ça fume, ça fait des saletés. Dans la rue, les feux. Non. Des gros radiateurs, ou même, des murs qui chauffent !

    Ça existe, ça, des murs qui chauffent ? J’espère bien qu’ils ont inventé ça !

    Au milieu des murs qui chauffent, y’a une baignoire, avec de la mousse qui déborde. Pis plein de serviettes... mais pas des minab’ de

    rien du tout. Comme des tapis, elles sont épaisses, les serviettes. Et grandes itou. Là, comme ça, beige et blanc. Comme le manteau

    doux sur l’affiche, là.

    Pis y’a une cuisine. ça sent la soupe. La vraie soupe comme chez mamie Simone. C’était la meilleure, mamie Simone, pour la soupe.

    Et la purée ! Qu’elle mettait du beurre dessus ! Si on faisait un dessin avec la fourchette, il était colorié en jaune. Mais on n’avait pas le temps

    de le regarder. On avait faim. Et c’était bon ! Elle était dure, Mamie Simone, mais qu’est-ce qu’elle faisait du bon manger !

    Mais là, c’est pas encore dans une famille d’accueil, c’est chez moi, c’est ma maison !

    Y a du bon manger plein le frigo, et tout le fourbi pour faire cuire et tout.

    Moi, je sais pas faire, mais, dans ma maison, on me portera du manger tous les jours. Moi, je mettrai mon manteau beige et blanc, tout chaud,

    tout doux et bien propre, et j’irai acheter juste du pain.

    Et on m’appellera Madame, parce que je serai bien propre et bien habillée et que j’aurai chaud.

    Je tremblerai pas. J’aurai pas peur, et la boulangère, elle me donnera du bon pain croustillant, parce que j’aurai un porte-monnaie, dans

    un beau sac en cuir.

    Je la paierai, et j’attendrai qu’elle me rende la monnaie, mais je la prendrai pas, parce que je serai plus riche qu’elle... Ça lui fera les pieds,

    à la boulangère.

    Et pis elle sera contente, aussi. Parce que des fois, elle m’en donne, du pain. Mais du rassis, parce que je paye pas.

    Et je rentrerai chez moi. Avec ma clé, j’ouvrirai ma porte. Oh ! Qu’est-ce qu’y fait bon, chez moi.

    J’irai me coucher dans mon lit. Mon lit, il est grand pour moi toute seule et je peux me mettre en travers si je veux. Il y a une grande

    doudoune toute blanche pour s’enrouler, à l’abri où personne peut te toucher. Il y a des draps  avec des grands dessins. Blancs et beiges,

    les draps ! ou peut-être gris et roses.

    A la station Cadet, sur une affiche, y’en avait des gris et roses avec des grandes fleurs. Qu’est ce que c’était chic !

    Et pis des draps avec des roses, ça doit sentir bon ! Pas l’acide et la javel comme... Non. Je pense plus à ça.

     Dans ma maison, j’ai fermé la porte épaisse avec ma clé. Je suis seule, propre et tout sent bon. Et j’ai chaud, enroulée dans ma grande

    doudoune blanche. Comment ça s’appelle, déjà ? ah oui : une couette.

    On en avait des petites, des couettes, avec des dessins de Mickey, chez la maman d’Elodie.

    C’était chouette, chez la maman d’Elodie. Au début, j’avais cru qu’Elodie était ma copine, et même un peu qu’elle me prêtait sa maman,

    qu’avait l’air gentille. Mais j’ai bien vu qu’elle voulait pas la prêter, sa mère, Elodie. Elle est devenue méchante, en colère après moi tout le temps

     et même à l’école, elle rapportait des trucs pas vrais sur moi pour me faire punir et mal voir.

    C’est normal. Elle défendait sa place, sa maison, sa mère. La voleuse, c’était moi. J’le savais bien !

    Mais dans ma maison, dans mon lit à moi, où jamais personne d’autre ne se couche, ma couette à moi, elle est bien plus grande, plus épaisse

    et plus douce. Et j’y dormirai toute nue.

     J’en ai marre, moi, de dormir toute habillée et sans couette...

    ...C’est drôle, y’a plus personne sur le quai, et plus beaucoup de métros qui passent. J’ai dû dormir un brin. Merde ! Y vont fermer et me fiche

    dehors.

    Oh ! J’ai pas envie ! J’ai pas envie de bouger d’là. J’chuis  un peu réchauffée. Dehors il fait nuit, il fait froid...

    Si je m’laisse ramasser, on m’donnera à manger, mais faudra dormir avec tous les clodos. Et les puces, elles partagent, elles !

    Où qu’elle est, mais où qu’elle niche, ma maison pour moi toute seule,  ma porte qui ferme et mon bain de mousse ?

    J’la vois. Elle sent bon, elle m’attend. Je rentre avec mon sac de cuir et mon pain tout croustillant.

    J’en veux pus, moi, de mes sacs plastoc avec mes affaires toutes moches dedans.

    J’prends seulement ma clé...

    J’arrive !

     

    Entrefilet sur le journal Métro :  Miracle de Noël :

    Une SdF sauvée in extremis par l’employé négligent qui a coupé l’électricité des rails quatre minutes plus tôt que l’heure réglementaire.

    La femme s’est précipitée sur le rail  qu’il venait juste de disjoncter. C’était certainement son jour de chance : elle est sauve, mais semble

    ne pas jouir de toutes ses facultés. En particulier, elle ne parle que de sa maison, très clairement, avec beaucoup de détails. A tout hasard,

    des recherches ont été entreprises. En attendant  la femme, carencée et dénutrie, a été  admise  à l’hôpital.

     

     

     


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