•  Cette histoire figure dans MIAOU ! Les textes y sont introduits par des jeux de mots,

    d'où son double titre. Bonne lecture, mais prévoyez un mouchoir ou deux !

     

    Chat peau les jeunes !

     Pauvre Adèle.

    Elle est cassée en deux, déplace difficilement sa maigre carcasse enveloppée de lainages.

    Il traîne autour d'elle une perpétuelle odeur de liniment. Son visage émacié témoigne de la

    souffrance qui l'habite depuis...pft!, des siècles.

    Elle ne sait même plus qu'elle souffre, c'est la loi, elle la subit et tente de penser à autre chose.

    Bien difficile.

    Sa vie s'est vidée en quelques années. Bien des amis sont morts, d'autres sont ensevelis dans

    des maisons de retraite où ils s'effacent lentement. Ils ne communiquent plus, devenus des

    zombies. Sa fille vit au loin une vie bien remplie où Adèle n'a pas sa place.

    Discrète, elle évite de s'imposer, de gêner et se détache peu à peu elle aussi.

    Elle écoute parfois, de moins en moins, la musique qu'elle jouait encore il y a peu. Ses mains ne

    répondent plus, même en les martyrisant. Le piano reste muet.

    La chaîne hi-fi va suivre car chargée de trop de nostalgie.

    Ses amours : la Tendresse et la Passion, l'ont laissée seule l'un après l'autre. Elle s'embrouille

    maintenant entre les deux. Elles les attache l'un à l'autre pour en faire un seul, parfait, idéal.

    Tellement idéal qu'il a perdu toute consistance. Eux qui se détestaient tant autrefois sont devenus

    un seul amant, incertain, qui occupe son esprit et son coeur mais s'en évade souvent.

    Au présent, il n'y a plus que Gazou, son chat.

    Lui représente la tendresse. Il supporte depuis longtemps l’odeur du liniment qui le faisait

    éternuer au début et passe de longues heures sur ses genoux, jusqu'à l'ankylose pour elle

    comme pour lui, car chacun s'évertue à ne pas déranger l'autre .

    C'est ça la vie à deux.

    Adèle a focalisé tout ce qui lui reste de sentiments sur Gazou et l'on n'est pas loin de la passion.

    Une passion de vieux, mais c'est vers la passion que leur compagnonnage se dirige. Gazou lui rend

    en câlins, en ronrons et en temps offert tout ce qu'il reçoit d'amour.

    Il y aurait bien les jeunes femmes de l' ASPA. Elles sont sympathiques dans l'ensemble. Adèle n'arrive

    pas à suivre entre les trois habituelles et une qui change. Il y a ces « services » qui font que Marielle

    est là le matin. Non, c'est le soir. Ah ! bon ! Brigitte la remplace, Joëlle est en vacances. Sewa la remplace. Ah! bon ! Marielle revient la semaine prochaine. Oui je me rappellerai...  Quand, déjà ? une éternité !

    Adèle leur fait de grands sourires et se prête de bonne grâce à leurs aides un peu trop familières.

    L'artiste ovationnée après ses concerts se laisse appeler Mamie, ou ma p’tite dame, mais après tout, elle

    est obligée de leur confier en partie son corps. Alors, la dignité !

    Gazou, durant ces invasions remuantes et bruyantes (ces dames ont l'habitude de vieillards durs d'oreille,

    alors, elles crient, même entre elles !) se défile et assure ses besoins naturels et ceux qui ne le sont pas

    moins d'explorations et de mouvement.

    Il connaît bien les horaires et regagne l'appartement ou ses environs avant l’heure, qu’il attend en

    peaufinant sa toilette.

    Dès que les troupes se replient, il reprend sa place et console Adèle, qui a souffert en silence.

    Ils reprennent de concert leur rêverie entrecoupée de petits sommes. Ensemble.

    Le temps avance vite pour les personnes âgées. Il donne des coups de cognée à droite, à gauche

    pour abattre ceux qui ont été des chênes.

    De dures meurtrissures, afin d’entamer les forces de vie, tenaces.

    Adèle, percluse, immobilisée, endolorie, se mit à perdre la vue. Une attaque violente de DMLA vint priver

    ses deux yeux de l’acuité visuelle lui permettant encore un peu de lecture, puis de distinguer sa nourriture

    ou les objets usuels. Elle encaissa comme pour le reste, et continua de caresser Gazou sans le voir.

    Bien heureuse que lui restât la lumière du jour.

    Gazou aussi, vieillissait. De plus en plus souvent une douleur méchante lui tordait les reins, paralysant

    son arrière train par surprise. Malheureusement, ces crises étaient imprévisibles. Gazou qui ne savait pas

    compter les années, se croyait encore capable de l’accélération fulgurante  qui l’avait plus d’une fois aidé

    à dépasser les dangers.

    Arriva la soirée où sa vélocité fut trahie. Brigitte, de service du soir ce jour-là fut témoin de la double volte

    exécutée par Gazou, heurté par une automobile discrètement déviée pour l’atteindre. Un véritable ami des

    bêtes, celui-là. Elle ramassa un pauvre sac en peau de chat au contenu complètement disloqué, ni aplati

    ni sanglant. Mais mort, sur le coup.

    Brigitte téléphone à Marielle, qui joint aussitôt Sewa, qui met un SMS à Joëlle, en vacances avec son petit

    ami. Et ça tourne ainsi, de l’une à l’autre, de l’autre à l’un...

    — Adèle ? Elle risque d’en mourir ! Que faire ? Quand les soins seront terminés, vous vous ressentez de la

    laisser toute seule ? Sans Gazou qui prenait le relais ?

    Alors, Milou, le petit ami de Joëlle, mêlé malgré lui à ces échanges de lamentations, se souvint de son pépé.

    Un des derniers chiffonniers de campagne, collectant aussi les peaux des lapins que tuaient les mémés

    pour leur frichti. Il lançait d’une forte voix sa chanson par dessus les clôtures :

    — pôôô d’lapin pôôô...chiffe chiffe chiffe ! Pôôô d’lapin pôôô...

    Les gens lui portaient leurs chiffons et leurs peaux, et faisaient tinter des sous en retournant. Parfois,

    les sous allaient dans la tirelire des petits garçons, ce qui aiguise la mémoire.

    Milou avait souvent regardé pépé traiter les jolies peaux fragiles et blanches.

    Il y eut une rencontre d‘urgence entre les cinq jeunes gens. Milou proposa de faire de la peau de Gazou

    une sorte de peluche, garnie de ce qu’il faudrait pour le poids et la souplesse, et de la restituer à Adèle.

    Joëlle et lui pensaient que la pauvre Adèle, bien diminuée, aurait envie de croire à leur fable et serait

    consolée.

    Il avait fallu dire à la vieille dame que Gazou était chez le vétérinaire.

    Elle était très agitée en attendant son retour.

    Ce qui fut dit fut fait, et bien fait. Milou s’en tira au mieux. Une sorte de ballon de rugby en peau de Gazou,

    quatre pattes terminées par des chaussons tricotés (impossible de refaire de vraies pattes avec griffes,

    doigts etc...) on s’en tira encore en disant que le vétérinaire préconisait les chaussons en permanence.

    Sur ce corps de fortune était dressée la tête de Gazou, épargnée par le broyage de l’accident.

    Bref, acceptable, surtout au toucher. C’était Gazou, muet et fragile.

    L’astuce dont Milou était le plus fier, c’était, à l’intérieur de l’animal, une vessie emplie d’eau, que l’on

    tiédissait au micro onde, et qui ballottait parfois, donnant une impression de mouvement et de vie.

    Adèle reçut son chat soi-disant convalescent et vulnérable avec émotion, bonheur et reconnaissance.

    Ses doigts paralysés reconnurent la fourrure familière. Elle sentit la bête se lover dans son giron

    (au gré des mouvement de l’eau tiède) et la caressa  précautionneusement, suivant les recommandations

    du prétendu vétérinaire.

    Elle ne demanda pas pourquoi il ne ronronnait plus.

    Les quatre filles ( Sawa était enfin titularisée) reprirent les services, remplacements et congés comme

    auparavant. Adèle était de plus en plus sage et facile à soigner et Gazou tenait sa partie dans l’organisation.

    De temps en temps, elle avait la visite de « l’assistant du vétérinaire ». Milou venait constater le bonheur

    qu’il avait rendu à la vieille dame et vérifier ses petits artifices sur Gazou, qui, ma foi, était aussi solide que

    de son vivant..

    Puis, un jour, Adèle ne put se lever. Ses forces déclinaient.

    Marielle l’installa sur trois oreillers, Gazou à portée de ses mains atones. Brigitte la retrouva, une heure après,

    dans la même position.

    Sa fille, prévenue par l’ASPA, arriva en trombe et dérangea tout ce petit édifice tranquille. Elle écarta Gazou,

    qui tomba par terre, pour modifier l’ordonnancement du lit. On tenta de lui expliquer, pour Gazou, mais elle

    ne voulut pas comprendre.

    Elle vira Milou comme un malpropre, parce qu’il n’avait rien à faire auprès de sa mère chérie (vingt cinq ans

    qu’elle ne l’avait pas vue, deux ans  son dernier coup de fil ). Le garçon outré réussit à subtiliser Gazou pour

    vérifier et réparer si nécessaire, puis le rendit à Joëlle, de service du soir.

    La fille était repartie à son hôtel. On replaça Adèle sur ses oreillers, Gazou toiletté sur sa maigre poitrine.

    Elle parla :

     — écoute, il fait ronron.

    Un sourire éclaira son visage blême. Milou et Joëlle la veillèrent toute la nuit. Elle était immobile. Seule,

    sa main jouait imperceptiblement dans la fourrure de Gazou. Quand Marielle vint les relayer, ils ne

    partirent pas. Pendant qu’elle prodiguait ses soins à Adèle, ils réchauffèrent le chat et lui apportèrent.

    Presque en même temps que Brigitte, l’odieuse fille arriva. Quand elle s’approcha du lit, Adèle eut un sursaut,

    elle tendit son bras vers la porte :

    — Vas-t-en, articula-t-elle clairement.

    Elle serra Gazou plus près d’elle et eut un regard affolé. Dix minutes après, le docteur survint.

    Il trouva les cinq jeunes gens formant une garde rapprochée autour de la malade, empêchant sa mégère

    de fille d’approcher.

    Le docteur comprit tout en prenant le pouls de la vieille dame. La présence de sa fille était nocive pour sa

    malade. Il le lui dit et la pria de s’éloigner de sa mère pour la laisser mourir en paix.

    Adèle, à demi paralysée, mal voyante et épuisée, avait conservé son ouïe fine de musicienne. Elle remercia

    le bon toubib d’une voix quasi inaudible et réclama Gazou, qui avait glissé. Elle continua de parler en sourdine :

    — Je sais bien qu’il n’est plus vivant, depuis le début, mais c’est lui...c’est quand même lui...Ça m’a aidé à

    vivre et ça m’aide à mourir...ahh... Ils sont gentils, ajouta-t-elle pendant que les jeunes entraient doucement.

    Elle caressa de nouveau Gazou, voulut bouger, articula plus fort :

     — Quelle bonne  idée !

    Puis son corps eut un léger spasme et sa main tomba sur Gazou.

    Le docteur prit à nouveau son pouls, à plusieurs endroits et murmura : — c’est fini.

    Vous pouvez entrer, Madame, dit-il à sa fille.                     

                                                                       FIN

     


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  • Pour ce soir, nous sommes en Egypte. La grande Pyramide, le Grand Sphynx. Une technologie de pointe a ouvert de nouvelles

    pistes d'exploration.

    Que vont découvrir Z; Y; X et W, sur le point d'y pénétrer ?

     

     SOUS LA PYRAMIDE

     

    L’exploration réelle du nouvel espace va commencer sous la pyramide de Gizeh, le robot

    à bombardement de neutrons a décelé un nouveau couloir. L’entrée est dégagée, elle est proche

    de l’entrée originelle de la pyramide.

    L’entrée...ou la sortie ... ?

    Les hommes sont équipés. Des lampes assez puissantes pour que le moindre  hiéroglyphe, le moindre

    cartouche ne leur échappe. Ils portent des masques, car on se méfie depuis l’ouverture de la

    sépulture de Toutankhamon. Cette précaution prouve qu’ils s’attendent à une découverte.

    Ils s’enfoncent dans l’antre rocheux, dans le noir millénaire des entrailles de la pyramide.

    L’un d’eux vérifie la boussole. Pour l’instant le boyau se dirige vers l’est, vers le Sphinx, mais il est

    encore loin ! Ils avancent d’un bon pas, scrutant les murailles grises et brutes. Les gros blocs ajustés

    se succèdent. Ils commencent à déchanter. Cette monotonie, cette absence de surprise les décourage.

    On les entend  blaguer entre eux,  moquer la candeur de leurs espérances. Pendant ce temps, peu à

    peu les parois monotones changent. De presque lisses, elles deviennent tourmentées, sauvages. Ils se

    taisent. Chacun rentre en soi, ne rit plus. Mieux, leur cœur s’étreint, la voix leur manque.

    C’est à peine si Zoral, le chef de file, arrive à articuler :

    — Eteignez les lampes ! Eteignez !

    Là-bas dans l’obscurité rétablie, brille un soleil. Au bout de ce couloir rocheux étroit, une lumière intense

    luit ,comme un guide.

    Ils progressent à pas de loups vers cet espoir, loin, là-bas. Puis une arche retient l’obscurité.

    Ils n’osent passer le seuil de lumière intense.

    De l’or ! Les rochers sont faits d’or. On entend tinter un marteau d’archéologue : D’or...massif !

    Devant eux, dans une grande lueur bleue flottant au-dessus du sol, scintille en apesanteur un  vaste

    échiquier d’albâtre et d’onyx, nu, sans trace des armées  dont on le garnit d’ordinaire. La case centrale

    brille d’un éclat particulier : aigue-marine ou eau ?

    Saphir pâle, elle est d’une autre essence. Elle n’est pas matérielle, elle est rêvée.

    Les rochers d’or semblent monter une garde éternelle et tourmentée autour de l’arène lumineuse

    où lévite l’échiquier.

     Au fond, après ce passage inouï, après une autre arche, le passage obscur semble continuer

     Chaque personne de l’équipe est redevenu une individualité, seul, tout petit devant ce prodige

    inexpliqué. Chacun sait qu’il doit passer, il le faut.

    Déployer la stratégie nécessaire au passage, comprendre l’énigme, solliciter l’illumination.

    Zoral s’y risque. Il tente la marche du fou, qui évite de tomber dans l’eau du rêve. Les autres le voient

    ressortir de l’autre côté, intact.

    Intact ? Qu’en savons nous ?

    Yokoum décide de tenter le passage à son tour. Il choisit le déplacement de la tour, droit devant mais

    loin du centre. Il n’a pas pu regarder au fond du puits carré de l’échiquier. Il rejoint Zoral, intact.

    Mais il se rend compte que de Zoral ne reste que l’apparence. Vide. Yokoum se sent exister, lui.

    Il regarde Xaron qui tente à son tour. Il prend le chemin de la Reine, la puissance.

    Il se déplace en tous sens, évite le saphir pâle du centre, rejoint Zoral et Yakoum. Ils sont là et

    ne sont pas là. Xaron est seul. Il se sent intact, vivant, réel. Il regarde à son tour Wattram, le joyeux

    luron du groupe, celui qui a toujours une plaisanterie prête, une blague en situation. Mais Wattram est

    un homme imprévisible, cherchant toujours l’autre point de vue, celui qui permet de simplifier les

    énigmes, de les résoudre ou de les négliger, tout en en recueillant les leçons. Wattram se déleste  de

    ses outils, de son lourd sac à dos et de son gros vêtement protecteur. Il part de la case du pion de la

    Reine, et saute de case en case en direction du puits central qui est peut-être d’eau, peut-être

    d’aigue-marine, peut-être seulement de rêve. Peu lui importe, il plonge.

    Se retrouvent seulement trois compagnons vidés de vie gagnant d’une démarche mécanique, le noir

    boyau vers lequel leurs esprits, restés de l’autre côté de l’échiquier, les télécommandent. 

    Heureusement que leurs âmes sont vides, heureusement qu’ils sont devenus des ectoplasmes,

    des mues vidées du serpent ou de l’insecte rhabillé de neuf, car ils marchent longtemps et ne s’en

    rendent pas compte. Ils n’ont ni soif ni faim, n’éprouvent aucune fatigue et projettent toujours en

    avant leurs jambes tétanisées, leurs pieds gonflés et sanglants.

    Un cri les arrête.

    Ils sont dans une salle inouïe, vaste et sans piliers pour soutenir sa voûte d’azur brillant. Les parcelles

    dorées qui y scintillent donnent à penser que cette voûte immense est de lapis-lazuli.

    Elle repose sur des murailles lumineuses décorées de figures inconnues, merveilleuses.

    Tout là-bas, au fond de cette nef démesurée, sur un trône éclatant, vénéré par des servants bleus

    comme la voûte, vêtus d’un pagne blanc éblouissant comme une neige au soleil, trône Wattram,

    devenu le Dieu de ce temple-de-dessous le Grand Sphinx.


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  • Bubu

     

    On m’avait signalé un Père Ubu. Je l’ai enfin trouvé.

    Parmi les siens, les gens de la rue c’est Bubu, dit Père Ubu par les intellos. 

    Bien peu sauront répondre, si vous demandez pourquoi.

    Certains diront qu’il pète, qu’il rote, qu’il a des puces. Le philosophe, un vieux barbu

    à cheveux longs, du bout de sa chaussure d’un autre âge dessinera une spirale

    et dira qu’il était roi.

    Bubu se tient bien, parle correctement, ne semble pas encore trop contaminé par son actuel

    mode de vie. Il boit modérément, sauf en cas de teuf autour d’un feu planqué sous le pont.

    Là il se laisse aller, chante, gueule, boit, danse et s’écroule aussi bien que les autres.

    Il est devenu maigre, depuis qu’il vit dans la rue. Il regrette son lard de bon vivant.

    Autrefois, il avait un foyer, et du lard, beaucoup de lard qui lui tenait trop chaud l’été, et dont

    il n’avait pas besoin l’hiver, car il vivait dans une maison bien chaude.

    Maintenant, il ne lui reste plus rien, plus de maison, plus de chaleur, plus de lard et il a toujours

    froid. Son corps émacié laisse flotter autour de lui des vêtements trop grands, car il a conservé

    de son embonpoint d’antan un ventre trop rond, gonflé, lourd, qu’il faut bien couvrir aussi.

    Il s’est fabriqué des bretelles en ficelle et ne perd plus son pantalon à tout bout de champ.

    Sa maigreur est perdue dans une doudoune énorme, bien trop longue et large, mais qui, elle,

    contrairement aux autres, normales, que voulait lui faire mettre la gentille dame  des souks,

    contient son ventre. Le souk, c’est ainsi qu’ils nomment l’organisme humanitaire qui a l’honneur

    de leur fournir des vêtements de récup quand le besoin s’en fait trop sentir (sic)

    Ce vêtement extraordinaire était, il y a longtemps, orange et rouge, et ne va pas, en effet,

    avec le goût de la discrétion de Bubu qui attire déjà trop l’attention avec ses pets et ses rots,

    cadeaux probables de ce ventre-montgolfière. Les quolibets  délicats sur son prochain décollage

    vont bon train... Si vous ajoutez le bonnet innommable mais de laine bleue, assez long pour qu’il

    y rentre ses oreilles quand il a froid (il a toujours froid, je vous dis !), il fait un père UBU mal

    colorié à qui il ne manque que la spirale sur le ventre.

    Car son bonnet reste tout droit, en pointe vers le ciel, depuis que, cet été, il a servi, bourré

    d’immondices, de ballon ovale pour  un match de rugby mémorable dans un chantier mal clos,

    au long d’un week-end prolongé. Plusieurs fois botté en touche sur une belle surface de ciment

    frais, il ne plie plus devant personne mais se moule très bien sur la caboche  de Bubu, qui

    l’apprécie sur ses oreilles.

    D’un côté Bubu, tenu à l’écart par les nez délicats, de l’autre le philosophe, tenu à l’écart, lui, car

    disciple de Diogène, il se livre a des attouchements personnels sans retenue et sans pudeur,

    et la troupe bigarrée des autres au milieu, serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud,

    au cœur et au corps ; un beau sujet pour un peintre ou un photographe.

    Mais il n’en vient jamais. ­

    Ici, c’est leur villégiature. Un coin bien caché le long du fleuve. Personne ne les voit. Ils y sont à

    l’abri de la concurrence et des malveillants, avec leurs chiens. Seulement il faut bien en sortir,

    pour trouver sa pitance.

    Car, messeigneurs, la rue n’est plus ce qu’elle était. Le chiffre d’affaire descend depuis que les

    passants n’ont plus que cartes bleues en poche. Plus de menue monnaie, plus de piécettes qui

    trouent les poches. Alors la concurrence est rude pour les bonnes places, rue ou métro.

    Tolérants ? Certainement. Il n’y a qu’à voir les phénomènes personnalisés qu’ils sont !

    Impossible de les mettre tous dans le même panier. Leurs aventures ratées, celles qui les ont

    amenés là, sont toutes différentes et chacune, rocambolesque à souhait, ferait le bonheur d’un

    troupeau de chroniqueurs, journalistes, romanciers, s’ils voulaient s’en souvenir, les raconter

    objectivement.

    Mais ne comptez pas là dessus.

    Bref, que des pièces uniques.

    Il se trouve que l’homme ou ce qu’il en reste, est un animal social.

    Leurs refus les réunissent, ils  composent une tribu informelle, parce qu’il faut bien boire à la

    santé de quelqu’un.

    Surtout pas à la santé des nouveaux !

    — Il y a des jeunes qui mendient, à présent, propres et en bonne santé. Ils dorment dans des

    bibliothèques, fréquentent quelques fois les restos U... un autre monde... et une rude

    concurrence pour la sébile.

     — Il y a les étrangers  d’avant. Des tribus, des populations. Ils ont des leaders, ils s’organisent

    et prennent les petits boulots et la manche qui rapporte, avec leurs faux enfants mourants et

    leurs gamins hardis prêts à tous les coups.

    — Mais alors, il s’est abattu maintenant comme une nuée de sauterelles sur les villes, les pires

    ou les meilleures, les immigrants.

    Hommes, beaucoup d’hommes et de jeunes gens, et des femmes jeunes, des enfants...

    Tout ça s’est sauvé de chez soi où ça devenait invivable. Leurs 4 sous, ils les ont donné de bon cœur

    à des marchands d’espoir. Et l’espoir, il n’était pas au bout du chemin.

    Ils se sont fait avoir, parce que, chez nous, ceux qui ont des sous, ils s’accrochent après, ils ne les

    lâcheront pas, leurs sous, leur bien-être et leurs salaires. Alors en fait d’immigrants, c’est une foule

    de SDF qui vient concurrencer celle qui subsistait maigrement avant. C’est surtout ceux-là qui sont

    obligés de partager, et la misère coupée en portions, comme les vers, se reproduit et prolifère.

    C’est le philosophe qui, par bribes et par morceaux, m’a raconté tout ça.

    Bubu, moins ancien sur le pavé, fulmine, lui, contre ce qu’il croit être une guerre personnelle que

    lui fait l’administration.

    — Si c’est pas l’administration qui invente tout ça, qui c’est ? Les sièges du métro, inutilisables pour

    pioncer, individuels, qu’ils sont. Dans les parcs, pareil, coupés en deux par une barre, qu’ils sont, les

    bancs. Il y a des sales types qui leur vendent des picots pour le long des vitrines, pour les

    encadrements de fenêtre. Tiens, j’en connaissais une, de fenêtre, dans le 13 ème, on s’était

    organisés à 5 mecs pour la garder pour nous. Un vrai palace, des murs tièdes, pas trop haut, longue

    et large que même moi j’y rentrais bien, avec mon ventre. Ça nous faisait une bonne nuit tous les

    5 jours, c’était chouette. Et ben, ils y ont mis des picots, des longs. Et même avec un vieux matelas,

    c’est plus ça. Et puis va donc garer le matelas ! C’est qu’ils lavent partout !  Tu te trouves une

    planque à matelas pas trop loin, ils mouillent tout ! Et des vieux matelas, t’en trouve plus.

    Ou c’est un trésor et ils se battent pour l’avoir, ou il est vraiment pourri, alors !

    Et puis avant, les concierges se couchaient de bonne heure. Tu passais la soirée tranquille dans un

    local à poubelle bien tenu, ou avec les vélos et les poussettes.  Des fois, t’entendait même la télé !

    Fallait décaniller de bonne heure, mais c’était Byzance ! Maintenant, c’est partout des digicodes,

    et quand t’arrive à en savoir un, ils changent.

    Il y en a qui savent se débrouiller avec, bidouiller,  mais moi, je suis pas de la bonne génération,

    je connais pas assez.

    Et alors, le pompon ! Ils équipent les parkings et tout ce qui restait comme places pour s’allonger

    avec des jets d’eau. Froide, bien sûr.  Même qu’elle serait tiède, leur douche, tu te vois tout mouillé,

    sortir par moins zéro ou pire pour aller ailleurs. Ils vont trouver des statues, des mecs gelés sur les

    trottoirs, avec ça. Criminel, que c’est, comme idée. Et je vois très bien des intelligents se pencher

    sur des croquis pour fignoler la force du jet, la direction, le nombre de buses pour bien mouiller le

    mec au moindre coût. Et pis il y a ceux qui les vendent : je les entend expliquer aux maires, aux

    responsables des parkings, avec des camemberts de statistiques, l’efficacité du système.

    Pour être efficace, ça l’est. Où on va aller, nous autres ? Hein ?

    J’ai un copain, il a essayé la campagne : la manche ? Pas assez de monde, ça donne mal. Y sont pas

    habitués, pas assez nombreux. Mon copain, il savait traire les vaches, vu qu’il avait été paysan.

    Mais tu peux plus. Les vaches, elles sont élevées avec des machines à traire. Alors, le lait vient plus

    assez, à la paluche. Il volait des oeufs, mangeait du maïs des bêtes... Il est revenu en ville, forcément.

    Aayayaille ! Comment passer l’hiver ?

    Il y avait du vague à l’âme chez les vagabonds.

    Restaient les ONG. Passer son temps à faire la queue ici pour un bol de soupe et un café, là pour

    dormir dans des draps en papier et des petites couvertures, attraper de la vermine ou une allergie

    aux insecticides, choper la crève des crevures malades tout autour...et partir dans le froid du petit

    matin  avec tes vêtements lavés qu’ont rétréci et ne te tiennent plus chaud.

     — Une fois, on m’a donné une tente. Ouais ! Tu pense bien qu’on me l’a fauchée vite fait raconte

    Tony, un petit gabarit épais comme un crayon. Je joue de la flûte avec un chapeau pour la quête.

    Je pouvais pas tenir tout, la tente, la flûte, le chapeau. Plus de tente.

    Adieu, Bubu, Tony, le philosophe et les autres. Je suis rentré à la maison un peu chamboulé, un peu

    beaucoup, même. Ma ... enfin, celle que j’aime, m’attendait pour dîner. Elle avait fait du gratin de

    pommes de terre, c’est ce que je préfère. Il faisait bon à la maison, mais je n’arrivais pas  à cesser

    de grelotter, et je boudais le gratin. Ma chérie n’était pas contente. Alors, je lui ai tout raconté,

    d’abord elle riait parce que quand on raconte le bonnet bleu à Bubu et le philosophe débraguetté

    se paluchant devant tout le monde, ça fait rire, d’abord.

    Mais après, elle a repoussé son assiette, elle est venue contre moi, et on a imaginé.

    On se faisait un film : on ne voulait plus de mes articles, ni au Soir, ni au Pays et son bouclar,où

    elle vendait des fringues, fermait. Il est toujours sur le fil du rasoir, ce petit magasin, de toute

    manière. On touchait un peu de pognon, mais avec les crédits, les assurances, la bouffe, le

    chauffage, c’était vite mangé. Il y avait les huissiers, les injonctions de payer des sommes devenues

    exorbitantes. La maison était vendue, sans un sou pour nous, tout pour rembourser le crédit.

    Et nous ? Où aller ? D’abord chez des copains, très peu de temps car ils voient sur quel toboggan

    on glisse… Et puis...

    Il n’était pas gai, notre film et il nous expliquait combien on était vulnérables, combien on était faits

    du même bois que tous les clodos de mon reportage. Nous, on s’aimait plus que tout, alors on s’est

    serrés fort, on a fait l’amour en appréciant chaque geste, chaque caresse comme si, après, on

    pourrait plus pareil. Dans nos draps frais, dans notre maison tiède, heureusement, il y avait notre

    amour. Le lendemain matin, j’ai remis mon reportage au Soir, qui me l‘a bien payé. Ma douce avait

    fait de belles ventes, et comme elle est au pourcentage, c’était bien.

    Alors, on a fait un grand chaudron de ragoût de bœuf (en promo au super) aux carottes et aux

    pommes de terre, acheté une pile d’assiettes en plastoc et des couverts itou, deux rouleaux de

    papier absorbant, et on a filé retrouver mes clodos.

    On a fait la fête. On avait apporté les vieilles couvrantes de mamy  qu’on gardait à la cave, et ses

    coussins démodés. On avait tous chaud dedans et dehors. On était sous leur pont, près de leur

    planque et il ne pleuvait pas. Tony a joué de la flûte et le philosophe, qui se tenait bien pour une

    fois, nous a raconté des histoires du vieux temps. Il en sait, des choses, celui-là. Et j’ai eu l’idée

    d’un autre reportage, différent, fait aussi pour faire réfléchir les quidams comme nous...

    Et peut-être aussi un livre... les idées  se bousculent... on verra.

    Il faut qu’on leur trouve un local, aussi. J’ai une petite idée. C’est une histoire du philosophe qui m’y

    a fait penser.

    Quand on est rentré, la maison n’était pas très chaude, mais on avait un toit, un nid d’amour et

    de l’amour à mettre dedans, de toutes sortes d’amour, le nôtre, bien sûr, mais il avait fait des

    bourgeons dans d’autres directions.

    On avait des projets, du pain sur la planche, du grain à moudre, plus de temps à perdre...

                                                                            FIN

    FIN


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    Le roman du Diable

     

    — Le Diable a écrit un roman !

    C’est un scoop. Personne encore n’est au courant. Il ne faut pas ébruiter l’affaire.

    — Pourquoi ?

    — Mais parce que le Diable est célèbre et que les critiques fondraient sur lui avant même qu’il ait relu la première phrase. Pensez donc ! Le Malin lui-même...

     — Il l’a terminé, alors, si tu parles de relecture. Parce que des gens qui s’attablent devant une liasse de papier avec l’INTENTION

    d’écrire un roman, il y en a des charrettes !

     — Il a écrit, raturé, récrit, froissé des feuilles, comme toi et moi, et puis il est arrivé au mot fin, comme ça nous arrive aussi.

    Il a soupiré très fort et jaugé d’un coup de griffe la quantité de feuilles noircies, puis s’est levé, a pratiqué quelques mouvements

    contre l’ankylose, a étiré ses mains griffues, et finalement s’est offert un petit café à la cuisine.

    — Exactement comme moi. Ce n’était pas le Diable ! Je sais ! C’était un de nos collègues. Pour se mettre dans l’ambiance

    et écrire quelque chose de vraiment horrible, infernal, diabolique, il s’est déguisé et grimé en Satan.

    Ah Ah ! la bonne blague ! Je vais la raconter, celle-là !

    — Surtout pas ! Chut ! Il ne faut pas ébruiter l’affaire, je te dis.

    — Pourquoi ? Puisque c’est une blague ?

    — C’est la vérité, la vérité vraie ! Le Diable a écrit un roman !

    — Mais enfin, comment le sais-tu ?

    — Eh ! Il cherche un éditeur ! En toute discrétion. Comme j’ai ma petite maison d’édition peu connue, j’ai reçu, par mail, une demande

    de sa part. Il voudrait que je recherche pour lui le moyen de contacter anonymement les grands éditeurs qu’il vise.

     — Tsitt, je ne comprends pas. Il est célèbre et puissant, il peut les contacter lui-même, ses grands éditeurs... S’il ne les connaît

    pas encore personnellement... !

    — Pas de perfidies, s’il te plaît. Bien sûr qu’il pourrait. Seulement il ne veut pas. Tout comme nous, il doute. Il doute de son travail.

    Il désire l’anonymat afin d’être jugé sur son oeuvre, pas sur sa personnalité.

    — C’est le cas de beaucoup d’écrivains célèbres. Ils soumettent sous un autre nom et le tour est joué. Pense aux pseudos

    successifs de Romain Gary, par exemple.

    — Il n’est pas sûr de pouvoir passer les premières démarches. Il sera refusé, surtout pour un premier roman !

    — Mais il doit être extraordinaire, ce texte ! Ecrit par le Diable ! Ce ne doit pas être banal !

    — Il est sorti de sa spécialité, il se sent débutant.

    — Qu’attend-il de toi, en ce cas ?

    — Il a lu" l’arnaque"

    — Quoi ? ton roman" l’arnaque de Nelly M" ? Si peu de gens l’ont lu ! Oh ! Pardon !

    — Je sais bien, mais il l’a lu ! Ce n’est pas moi qui le lui ai vendu... Il a dû l’emprunter.

    En tous cas, il veut que je lui imagine une arnaque comme celle de Nelly, adaptée à lui.

    — C’est fou, ça ! Tu vas tenter la chose ?

    — Tenter... Tu as de ces mots...Je me questionne en vain. Travailler pour le Diable, tout de même ! Mais son petit côté modeste

    et appliqué m’a touché. Aider un confrère, sur sa demande... Tu n’essaierais pas ?

    — Un confrère ! Modeste et appliqué ! Tu perds le sens commun ! Et d’abord quel genre, ce roman ? Thriller terrifiant ? Polar rusé

    et tortueux ? Révélations insensées ? Qu’aurait-il écrit, le Diable, si ton histoire était vraie 

    — Mais elle est vraie, je te l’assure. Il ne m’en a rien dit, mais je pencherais vers un roman psychologique.  Il s’y connaît, en psycho, le Malin.

    — Ouais. Mais les supplices infernaux raffinés, imaginatifs, ceux qu’a si bien peint Jérôme Bosch... décrits par le souverain

    des enfers... Mazette, quel sujet !

    — Tu vois, tu rêves aussi. Tu l’admires !

    — Tu peux parler. Tu vas l’aider, toi. Enfin si tu peux. Une arnaque, ça va. Une deuxième ?  Différente et pour un tel personnage ?

      Il faut encore la trouver.

    — Je ne sais pas encore. Je pourrais peut-être, j’ai ma petite idée. Mais l’aider ! Quel dilemme !

    Admets que j’y arrive. Son livre est accepté, chez un des plus grands. Imagine les entrevues ! Les corrections ! La refonte

    d’un chapitre mal placé ! Le choix de la couverture ! Et la quatrième ?

    — Mais non. Il sera obligé de fournir un travail parfait !

    — Le Diable ne peut pas. Il est imparfait par essence. Déchu, c’est un ange déchu.

    — Oui, mais comme il sait bien vendre aux humains le déguisement de la perfection !!!

     Crois-moi, une fois dans la place, il fera ce  qu’il voudra.

     Admettons encore. Le livre sort. C’est un succès. Il diffusera largement des idées démoniaques et ce sera par ta faute.

    —  Il y a une autre hypothèse : et si, entré dans le monde de la fiction, qui nous occupe tant, toi et moi, il y prenait goût et

    cesse de tourmenter les humains. Grâce à moi, peut-être...

    — Si le Diable se contentait d’écrire... ?

    — Ecrire au lieu d’agir, rester dans l’irréel, créer de la fiction. Ma devise, c’est : créer des mondes et les habiter...

    — Il a créé l’Enfer, il l’habite et tout va mal. Elle est nase, ta devise.

    — Ce n’est pas lui qui a créé l’Enfer, on l’y a précipité. Il préfèrerait sûrement un domaine plus tempéré. Si ça se trouve,

    il a situé son roman dans des îles exotiques pour en profiter un moment.

    — Pourquoi pas au Pôle Nord pour se changer des brasiers, pendant que tu y es. En tous cas, pour changer des îles paradisiaques

    en enfers débutants, on n’a pas eu besoin du Diable, on a fait ça tout seuls !

    Mais qu’est ce qu’il a bien pu écrire ? Un roman. Un roman, c’est une atmosphère, une intrigue se noue, des personnages

    évoluent et font dénouer l’intrigue, bien ou mal, selon... Tu trouves que ça correspond au personnage, toi ?

    — Parfois. Certains romans sont parfaitement démoniaques... mais si bien écrits ! C’est peut-être ça, en fait. Et s’il avait du talent ?

    — Tu sais bien que c’est impossible. Le Diable ne peut rien créer, surtout pas avec talent. Il peut faire illusion, oui, mais le ver sera

    dans le fruit, forcément.

    — Eh bien ! Cela ne nuit pas au succès, au contraire. Il y a de multiples exemples !

    Alors, tu crois que je dois refuser ?

    — Frontalement, non. Ne vas pas gâcher tes relations avec lui. Concocte une arnaque si ton imagination le peut.

    Seulement,  comme lui, introduis le grain de sable qui la fera échouer.

    — Du sabotage ? Tu me conseilles de prêter ma plume à du sabotage ? Pour qui me prends-tu !

    — Pour un suppôt du Diable. C’est ce que tu seras.

    — Bon. J’ai compris. Je renonce. Je vais jeter ses mails aux indésirables. Si on me demande, je dirai que j’ai cru à un courrier malveillant.

    — Es-tu sûr que ce n’en était pas un ? Finalement, c’était une mauvaise blague !

    — Ah ça, non. J’ai des preuves.

    — Montre

    — Je ne peux pas. Ce sont des preuves olfactives.

    — Donc, pas de preuves du tout. Une odeur, ce n’est pas recevable, comme preuve, et c’est fugitif ! Ça sentait le soufre ?

    — Ben oui.

    — (!)... Mais où ça ? Par mail ?

    — Voui.

    — C’est insensé !

    — Comme toi, je ne l’ai pas cru. Il m’a proposé une preuve, et c’était ça. Qui aurait pu envoyer par mail une odeur de soufre ?

    Il fallait un grand magicien, tout de même ! C’était un mélange de soufre et de corne brûlée, mais plus fort en soufre : je l’ai cru.

    Quand il a parlé de son roman, je l’ai cru aussi. Tout le monde écrit, de nos jours. Pourquoi pas lui ? Et pour trouver un éditeur

    de renom, c’est difficile et il avait l’air au courant. Sa demande m’a plutôt flatté. Il n’est pas si mal, mon livre sur

    l’arnaque de Nelly M, finalement.  J’ai eu un bon lecteur !

    — Mais tu déraisonnes !

    — Qu’aurais-tu fait, à ma place ?

    — J’aurais demandé le titre et le thème du livre, pour info.

    — Tu vois bien, tu y crois aussi. Je l’ai demandé.

    — Alors ?

    — Alors il dit que, comme pour Nelly, quand un très bon éditeur lira ce livre, il ne pourra qu’accepter de le publier, et avec joie encore !

    Mais il ne veut pas en dire plus tant que je n’ai pas trouvé l’arnaque convenable.

    — Et tu dis que tu as une petite idée ?

    — Mais oui. Seulement, tu as vu tout ce qui arrive à Nelly après la publication de son roman ! Alors, le roman du Diable risque d’avoir

    des conséquences aussi lourdes mais bien différentes. J’ai peur !

    — Tu ne mérites pas d’avoir autant d’imagination, tiens ! Te voici plongé dans le monde merveilleux que tu aimes, et tu as peur !

     — Oui, mais c’est le Diable ! Rien à voir avec une fée bleue, une lutine ou même des dragons.

    Toi qui écris du réel, du récit historique, si le Grand Inquisiteur te demandait de tenir ses registres, tu n’aurais pas peur ?

    — Je refuserais tout net.

    — C’est bien ça. Je refuse. Mais je regrette et j’ai peur.

    — Tout de même : Le Diable a écrit un roman... Ça laisse rêveur.

    — Hitler a bien écrit Mein Kampf !

    — Mon combat, ma lutte... Mais c’est ça ! Il a écrit l’histoire de sa vie ! Ce doit être passionnant !

    — Tu vois, tu l’admires.

    — Euh ! Non.

    — Si j’avais encore une hésitation, ton petit non faiblard m’en dissuaderait encore mieux. Ils seraient des millions comme toi.

    Les humains se débrouillent très bien pour faire le Mal sans lui. N’essayons pas avec.

    Je vois que c’est vrai : « Le ventre est encore fécond d’où sortit la Bête immonde »

     Bon, faut que j’y aille. Ciao, René !

    — Salut Nicolaï

     

     

     

     


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  • Le dernier homme du monde

     

    Le dernier homme du monde était assis, seul dans une pièce ; quand on frappa à la porte, il sut ce qui l’attendait.

     Déjà une bande de gueux dépenaillés, de malapris s’était emparé de sa demeure. Ils allaient le retenir prisonnier,

    au moins, le rôtir et le manger, au plus.

    — Alors, Môssieur le privilégié, on va manger sa sousoupe ?

    Il dédaigna de répondre. On lui servit dans une écuelle de vil métal deux louches de soupe, rustique certes, mais appétissante.

    Il avait refusé, à midi, de toucher à des mets incertains, servis sans fourchette, et le regrettait un peu. Il sortit son mouchoir

    de dentelle et l’ouvrit sur ses genoux, prit la cuillère de fer et, courageux, attaqua le potage. Un qui­gnon de pain et

    un fromage fâcheusement puant constituaient la suite du repas. Pas de couteau pour un prisonnier. Mais il avait diablement faim.

    Tant pis. Il mangea goulûment ce morceau odorant, souillant ses doigts. Délicieux, se dit-il. Dommage, cette odeur obsti­née.

    Il tenta tant bien que mal de s’en défaire à l’aide du délicat mouchoir en dentelle et de l’eau de la cruche et ne réussit qu’à la diffuser.

    Bons enfants, ses geôliers l’emmenèrent faire un tour dehors avant de se coucher. Il y avait beaucoup de monde.

    On dansait, chantait des grossièretés, des filles impudiques faisaient voler leurs jupons, des bagarres éclataient, des couteaux

    sortaient puis rentraient aussi vite. On aurait dit que plus un bourgeois, plus un gentilhomme, plus une femme respectable n’existaient.

    Ils avaient disparu de la surface de la terre.

    Tous ces gens vulgaires si gais étaient-ils nés ainsi, ou bien les gens du monde s’étaient encanaillés ? Dans quel but ?

    Tandis qu’il était assis, observant ces gaietés plébéiennes, un homme âgé vint s’asseoir près de lui.

    Les geôliers laissèrent faire, ce petit vieillard ne semblant pas dangereux.

    L’homme du monde se leva et présenta ses respects le plus civilement du monde au petit vieillard. Il déclina ses noms et titres

    qui n’étaient tout de même que modestes et campa­gnards.

    Le petit vieillard sourit et, se levant de même, se présenta : Je suis le citoyen Cabard, du comité républicain de Chou-les-Galinettes,

    entre Troyes et la forêt d’Orient.

    Ainsi vous êtes un homme du monde ? Je pensais qu’il n’y en avait plus

    — Je n’en sais rien, je sors peu à présent. Je n’ai plus de carrosse, mes chevaux ont dis­paru. Je ne puis plus rendre hommage au roi.

    — Ce n’est pas grave, allez ! Le roi n’existe plus.

    Le dernier homme du monde resta sans voix.

    — Maintenant, on rit mais on a peur, on danse pour ne pas mourir, on est vainqueurs, mais on ne sait quoi faire de cette victoire.

    La technologie est la reine, mais elle a mangé toute humanité. Il n’y a plus d’amour, on copule. Plus de réalité, elle est virtuelle.

    Des écrans nous guident, mais nous nous retrouvons dans un labyrinthe. La liberté, nous l’avions gagnée au prix du sang,

    mais nous l’avons laissée mourir.

     Muet, le dernier homme du monde était blême.

    — N’aviez vous rien vu, rien su, Marquis ? Tout ce temps qui a passé…

    — Je dors beaucoup, je ne sors plus et ces derniers temps, je vivais seul. Je mangeais, seul à ma table, les fruits de mon verger

    et je buvais l’eau de mon puits dans mes gobe­lets d’étain armoriés. Plus de serviteurs non plus. Mais je sais vivre seul.

    Je crois que vous me dites des contes. Rien de tout cela n’est possible ! Le roi !

    — Tout de même, 260 ans !

    — J’ai dû beaucoup dormir.

    — Vous avez probablement été oublié… Vous vous êtes oublié vous-même dans votre solitude…Le temps vous a oublié. Une chance !

    — Croyez-vous ?

    — Oui, car je vous ai rencontré. Ecoutez bien : Nous avons formé un petit groupe discret de gens différents de ceux  que

    vous voyez là-bas. Différents entre eux aussi. Nous n’avons pas encore parmi nous d’homme du monde, nous pensions l’espèce disparue.

    — Vous-même, qui êtes d’une exquise politesse, me semblez appartenir à une certaine classe…

    — Moi je suis un écrivain seulement. Je sais manier les mots, mais pas les bonnes ma­nières telles que vous les pratiquez.

    Nous avons parmi nous un mage, un mathématicien, un explorateur, un rabbin, un chef apache, un archevêque… Je vous présenterai.

    Ils vous aimeront.

    Nous allons partir de cette terre, la laisser à ces gueux courant à leur perte.

     Nous n’irons pas loin, c’est assez banal, nous nous installerons sur la Lune, ainsi nous pourrons guetter le devenir de ces dégénérés.

    — Séléné…Un rêve !

    — Une réalité. Les scientifiques, juste avant la décadence, étaient des gens sérieux. Ils ont fini par admettre ce que les poètes savaient

    depuis longtemps : Les mondes sont ce que nous en faisons. Depuis, il y a eu maintes recherches en ce sens. 

    Nous avons quant à nous, re­tenu la Lune. Notre Lune.  Personne n’en voulait car trop connue, trop banale.

    Nous en avons fait notre monde et je vous y invite.

    A ce moment les fêtards, dehors, étaient fatigués. Beaucoup étaient tombés là, éparpillés sur l’herbe au milieu des vomissures

    et des bouteilles vides, leurs habits dépenaillés lais­saient voir des seins, des fesses, des sexes souillés ou sanguinolents.

    Certains rêvaient, cauchemardaient, criaient dans leur sommeil, prenaient des poses ridicules, impudiques, insensées…

    Le dernier homme du monde s’inclina devant l’écrivain :

    — Cher ami, je me livre à vous, avec ma fortune et mes titres.

    — Votre âme suffira, répondit  Cabard, de Chou les Galinettes, alias Satan

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La question de la narration est intéressante aussi : très peu de narration dans la poésie française. Et c’est sans conteste un des éléments qui la rendrait plus abordable. Cependant, j’ai le sentiment que depuis les années 80, grâce notamment à la reconsidération d’un certain lyrisme, la poésie française est plus accessible. Lisez Goffette, Lemaire, Velter pour n’en citez que trois !

     


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