•  

     

     

    Madame Germaine

     

    Ici, c’est la boulangerie de ce quartier populaire, marché permanent du18ème arrondissement

    parisien, au temps où, moins cosmopolite, il abritait encore ses villageois montmartrois truculents.

    Clip clop clip clop...

    Le bruit vient d’une silhouette épaisse enveloppée de châles et de lainages entremêlés.

    Clip clop clip clop... chantent les sabots de paille tressée fourrés de lapin, surmontés de bas de

    laine gris informes repliés plusieurs fois surd’autres bas de laine bien tirés.

    De ses bras éloignés d’elle par les épaisseurs de lainage, elle nous envoie un  « houhou ! » ganté

    de grosses mitaines. Elle exhale de la vapeur au rythme de son pas pressé en fonçant droit vers nous :

    —  Ah ! Bin ça pince ce matin ! Il fait bon chez vous !

    ajoute-t-elle en s’approchant de la grille de pain tout chaud qui couvre de buée les vitrines.

    —  Hey ! Madame Germaine ! Ça va bien malgré ce temps de chien ? Pas de problèmes avec

    votre éventaire ?

    —  Ça va ! Ça va ! J’ai dérapé en sortant la voiture de la porte cochère, mais ça, c’est rien ! J’ai

    presque rien à vendre ! Les salades ont gelé, J’ai presque rien à vendre…

     Il est vrai qu’on ne peut pas imaginer sa voiture des quatre-saisons sans les jolies salades bien

    vertes qu’elle va chercher aux Halles de très bonne-heure ! Je la sens tourmentée de cette

    mésaventure tandis qu’elle réchauffe ses mains au-dessus du panier de pain chaud.

    — Tiens, ma poule ! Enveloppe-moi donc deux croissants au beurre, deux pains au lait et un

    croissant aux amandes. Faut mettre du charbon dans la machine par ce p...de temps. Combien

    j’te dois ?

    Bon ! Bin c’est pas tout ça, mais fait bien chaud chez vous-autres, je file, sinon je supporterai pas

    le contraste ! Bonne journée, veinardes !

    Clip clop clip clop...

    Les sabots fourrés font quelques mètres et puis se taisent.

    Madame Germaine complète « le charbon dans la machine » par son petit noir « avec »

    (traduire arrosé)  suivi de deux portions de vin chaud cannelle agrémentées de  Curaçao. Elle ne

    boit plus au zinc, désormais, mais s’accorde la banquette moelleuse, depuis son dernier

    anniversaire.

    Cette brave vieille femme ne se plaint jamais. Elle anime de sa gouaille son petit commerce et sa

    voiture de quatre saisons fleuronne le quartier. Les gros marchands de fruits et légumes se livrent

    une guerre de concurrence sans merci entre eux, mais n’ont jamais rien dit ni fait contre cette

    enseigne vivante !

    Elle ne redoute que les flics.

    Elle doit satisfaire à des obligations administratives, fournitures de paperasses, et paiement de

    taxes, et n’est jamais tout à fait en règle.

    La police du quartier, si indulgente aux délits évidents, peut se montrer intraitable quant à la

    régularité des petits vendeurs ambulants et autres fraudeurs.

    Un matin, Ces Messieurs font une ronde sur le marché et tous les clandestins décampent. Nous

    nous retrouvons avec un panier de citrons sous le comptoir et un parapluie bourré de cravates au

    vestiaire. Madame Germaine, derrière ses salades, se croit en règle, mais tremble car elle ne sait

    jamais si elle l’est ou non. Déguerpir en poussant une voiture de quatre saisons ? Elle attend

    bravement, affûtant sa langue, décidée à s’en tirer avec son esprit de répartie et son instinct

    gavroche.

    La scène, en effet, ne manque pas de piquant, les rieurs, nombreux, sont de son côté.

    Elle est presque en règle ! C’est là que le bât blesse. Ce presque, pour elle négligeable, lui

    confère une verve audacieuse ! Elle se taille un succès populaire sur le dos des pandores. 

    Ces Messieurs, d’abord indulgents sous les quolibets, s’échauffent et l’embarquent, là, sur le champ !

    Elle a juste le temps de me souffler, sur le seuil du magasin, avant de monter dans le panier à

    salade ( !) :

    —  Ma voiture ! La marchandise !

    —  Je m’en occupe, Madame Germaine ! On prendra des nouvelles ! Chut ! 

    Un doigt sur les lèvres, je tente de lui conseiller par mimiques de se taire, de ne plus provoquer

    l’autorité. Un agent me surprend en train de lui signifier qu’ils sont les plus forts en gonflant

    d’imaginaires biscotos, tout en roulant de gros yeux. Il me fixe un moment, hésite,  puis monte

    en voiture.

    Ils partent. Déjà la foule s’éparpille, goguenarde  et frondeuse.

    Marchands et clients un instant côte à côte se replacent face à face et la vie reprend.

    Les commentaires vont bon train.

    Me voici responsable d’une voiture de quatre saisons emplie de salades éblouissantes de fraîcheur.

    C’est là toute la fortune de cette mamie. Déjà, quelques malins se sont servis pendant l’incident.

    Que faire ?

    J’installe la voiturette devant la boulangerie, et propose, à chaque acquéreur de pain une de ces

    belles laitues. Le prix, improvisé après un bref coup d’œil à la concurrence, ne rebute personne.

    Nous les  vendons un peu plus cher, mais ça part à toute vitesse. L’heure du déjeuner va me

    permettre de remiser l’éventaire. Germaine s’arrange avec une concierge et bénéficie d’un petit

    hangar devenu inutile à l’immeuble.

    Là, Oh surprise ! Attendent cinq autres cageots de salades !

    Le véhicule rentré tant bien que mal, roues calées, je coince convenablement la porte branlante,

    souris à la concierge, et retourne avec cinq cageots dans les bras derrière lesquels je ne vois

    plus rien. Arrivée à bon port avec mon chargement, j’ai tout juste le temps d’avaler quelque chose

    avant d’ouvrir.

    A la surprise des habitués du soir, sortant à gros flots du métro, nous débitons de pair pain et

    verdure. Cela les met en joie. Des sourires et des plaisanteries jaillissent de ces visages gris et

    fatigués  Pas le temps d’expliquer, nous disons seulement que c’est pour aider une vieille mamie

    empêchée. Inutile d’en dire plus, ces travailleurs harassés sont de suite solidaires, et pressés !

    Germaine passa deux jours et deux nuits au bloc ! Allez savoir pourquoi  et ce qu’elle leur a dit ?!

    Aller la chercher me parut évident. J’étais outrée du sort fait à cette vieille femme courageuse...

    Je suis allée d’étonnement en surprise...

    Si faraude dans son quartier, Germaine était presque perdue quelques rues plus loin. Elle m’a

    aussi avoué avoir peur dans le métro. J’ignore son âge véritable, mais quelques indices me

    donnent à penser qu’elle porte plus d’années qu’il n’y paraît...

    Nous revenions, en taxi. Je lui racontai le succès de ses marchandises en boulangerie en

    plaisantant. Elle sembla très touchée, émue que nous ayons pris soin de son commerce, et

    reconnaissante de la recette que je déposai entre ses mains ridées, avec le compte  précis de

    la journée.

    —  P’tit gars, dit-elle au chauffeur, laisse-nous donc rue de la Goutte d’or...

    — Faut que j’te montre quék’chose, t’es trop gentille ! Dit-elle encore.

    Nous voici chez elle, au premier d’une bâtisse lézardée, sur la cour. Après l’escalier sale et lépreux,

    je pénètre dans une pièce de bonnes dimensions, tendue en grande partie de pesant velours

    cramoisi. Des photos partout ! Ce genre de photos affichées dans les couloirs des cinémas. Des

    portraits artistiques largement retouchés, parfois en pied, poses lascives et  regards travaillés.

    Dans la pièce voisine, un grand éventail en plumes sert de tête de lit. Quelques luxueuses robes

    du soir, à paillettes ou à strass, sont pendues au mur à des pitons rouillés. Sur le lit et les fauteuils,

    traînent des châles soyeux, des étoles de gaze mousseuses aux tons distingués malgré leur vivacité.

    Face au lit, une éblouissante jeune femme, grandeur nature sur une affiche en couleurs

    annonçant un spectacle de grand cabaret, porte avec grâce une des robes pendues au mur.

    Autour d’elle, des boys stylisés semblent idolâtrer la jeune femme qui le mérite par sa grâce et

    sa beauté.

    Déroutée par cet intérieur inattendu, je me tais et regarde Madame Germaine, les yeux en points

    d’interrogation. Celle-ci, sans un mot, a plongé dans une grande malle aux multiples étiquettes :

    Milan, Los Angeles, Stockholm, New York, Paris, Rome... Les noms se chevauchent et s’entremêlent

     : Zurich, Saint-Pétersbourg...

    La vieille femme est toujours en train de fourrager au fond de la malle, après en avoir extrait

    deux boas de plumes, une étole de magnifique fourrure blanche...Elle réapparaît, un coffret à la

    main. Elle me présente un collier doré, de longues boucles d’oreilles de strass, une broche un

    peu volumineuse très « arts déco »

    —  Lequel de ces bijoux préfère-tu ? C’est tout du faux, mais ce sont de très belles copies... 

    Elle me regarde, hésite, puis :

    —  C’est un peu tape-à-l’œil, hein ? Faudrait plus discret !

    Ahurie, je n’ai toujours rien dit.

     

                                          A suivre, et ça en vaut la peine!


    votre commentaire
  • une féérie naturelle, pourtant ...

     

    Parfois, je ne crois plus aux fées

     

    C’est à l’entrée de la forêt, là bas, un petit coin de l’orée que je fréquente. J’y ai ma place, mes

    amis, et nous buvons ensemble l’eau d’une minuscule source, qui suinte goutte à goutte de trois

    pierres et mouille à peine plus que la rosée un tapis mousseux.

    Mes amis sont principalement les buissons et les grands arbres préludant à la vraie forêt, dense,

    sombre et  pour cela  peu propice à la promenade, à la chasse et aux cueilleurs de champignons.

    Nous nous tenons dans l’antichambre, le boudoir  de ce rigoureux château. Un vrai refuge

    convivial et sympathique, que l’on atteint par une petite marche aisée, pour peu qu’on le connaisse.

    J’y ai parfois surpris des animaux, mais, victime de la mauvaise réputation de mon espèce, je n’ai

    pas pu communiquer. Ils s’enfuient. Leur peur est salutaire, aussi n’ai-je pas tenté de les attirer.

    C’est avec les plantes, les arbres petits ou grands que l’amitié a pu se nouer.

    Il faut un moment pour acclimater mes sens surexploités dans la vie humaine. Quand l’acuité 

    en revient, par l’attention et la disponibilité, quel délice ! 

    Nous  avons maintenant nos habitudes, et la racine saillante d’un de mes arbres préféré m’offre

    une courbe obligeante, une invite amoureuse à me coucher contre elle sur l’herbe douce.

    Je m’y love avec reconnaissance et laisse vaguer ma pensée en contemplant les cimes loin

    au-dessus du ver de terre que je suis.

    Comme pour les humains, je ne cherche pas de mes amis végétaux leur provenance, leur nom

    de famille, leur origine ni le détail de la forme de leurs organes ou la texture de leur peau. 

    Je m’en tiens à la bienséance qui serait de mise dans une assemblée amicale humaine. Le nom

    que leur ont donné les hommes  m’est inconnu. Qu’il le reste. Je les ai nommés  des plus jolis

    mots que j’ai pu trouver, les plus en rapport avec ce qui m’apparaît de leur personnalité. C’est

    pour moi leur nom. Il ne me semble pas qu’ils en soient mécontents. Je me plais à penser qu’ils

    apprécient. Sans doute, puisqu’en ce lieu, je me sens bien-aimé.

    Toute attention relâchée, la vacuité de mon regard s’attarde nonchalamment  aux ramilles et au

    feuilles nouvelles, celles que le printemps a suscité il y a peu. Le soleil de cette fin mai les

    découpe sur un ciel lumineux et rend leur vert plus sombre.

    Mais là ! là !  cette blancheur ?

    Un groupe de trois feuilles, à peine attachées à leur branche, tourbillonne au gré de...quel souffle ?

    Il n’ a pas la moindre brise, tout alentour est immobile et ces trois feuilles tournent et  virevoltent,

    d’un mouvement animé et fantasque. Il me semble bien les voir briller, comme éclairées...

    Un nuage voile le soleil, tamise l’éclairage rutilant de cette après-midi  pré-estivale et dévoile

    l’étonnante blancheur de ce trio dansant. Ce sont des feuilles, pourtant, mais privées pour on ne

    sait quelle raison de leur chlorophylle, elle sont éblouissantes d’ ingénuité toutes les trois. Qui est

    l’insecte ou l’oiseau qu’elles ont intrigué ou séduit et qui a coupé la ramille, juste où les trois

    pétioles se réunissent ? Seule un fibre ténue ou un fil de soie les retient, et autorise leur agitation

    folle.

    Elles dansent, animées par... Voilà le coupable !

    Un joli petit oiseau leur tourne le dos et cherche son équilibre sur une branche si fine qu’il agite

    sans fin ses ailes et sa queue. Voilà la brise qui fait si bien danser ces trois albinos..

    Fasciné par cet épisode gracieux tout là-haut, hypnotisé je ne vois plus trois feuilles candides,

    mais le corps et les deux ailes d’un ange minuscule, ou d’une fée, gracieuse et déliée dans sa

    valse  enlevée.

    Voici que se brise le fil de soie dont elle était prisonnière. Une folie de liberté la saisit et elle

    entame une danse harmonieuse avec des orbes, des vrilles, des évolutions niant toute idée de

    pesanteur. Ce n’est plus le furtif battement d’ailes qui l’anime à présent. Ce n’est pas le vent non

    plus. Elle valse pour elle même, elle est vivante. D’un blanc éblouissant, surnaturel, cette création

    du hasard a pris vie sous mes yeux.

    Elle exécute un ballet à la chorégraphie savante et inattendue, profitant des infimes courants

    ascendants que l’architecture du clair obscur qui domine là-haut provoquent pour un élan de vie

    nouvelle vers les cimes. De nouveaux tourbillons, des voltes inédites, des orbes gracieuses la

    rapprochent de moi au point de voir ses dentelles et voici qu’elle remonte à la faveur d’une

    respiration du ciel, d’un soupir du zéphyr sur ses ailes ténues. Elle virevolte, danse, danse, danse...

    et se fait d’un coup languide, voluptueuse, lascive. Sa danse nonchalante devient séductrice si

    près de moi que mon cœur s’élance vers elle, accompagne son lent tempo et recueille sa lassitude

    qu’elle vient poser sur la mousse, juste sur une gouttelette que la courte source à envoyée vers

    moi, vrai diamant magnifié par une éclaboussure de soleil filtrant entre les branches. Elle reste là,

    dressée sur son piédestal adamantin, palpitante de sa danse et prête à un nouvel envol, qui ne

    sera pas. La minuscule gouttelette la retient prisonnière. Peu à peu, rêvant sans doute de la

    liberté jubilatoire dont elle a joui avec ardeur, elle se couche là, auprès de moi, et nos âmes

    mêlées montent dans l’éther pour un pas de deux tendre et passionné.

    ... Le lendemain , il pleuvait à verse.

    Lorsque je suis retourné quelques jours plus tard dans mon coin secret, le  cœur inexplicablement

    étreint une angoisse irraisonnée,  des ornières et des branches cassées m’accueillirent.

    Mes amis, bouleversés, blessés sanglotaient en silence, la source était défoncée et même le

    souvenir de l’émerveillement des jours passés avait été assassiné.

    Un atroce grillage tout neuf cernait la sombre forêt.

    La nausée me prit, je repartis chancelant vers le village, où l’on m’expliqua que le nouveau

    propriétaire de ces terres clôturait une grande partie de celles-ci pour en faire une réserve de

    chasse.

    Il en avait le droit...         

     


    votre commentaire
  •  Avez-vous peur de l'orage ? Sylvie, désormais, s'en méfie. Ainsi que de l'innocence des livres

     

    Orage en noir et rouge

     

     L’orage avait assombri le bâtiment si clair de la nouvelle médiathèque.

    Tant pis,  après tout c’est éclairé, j’y vais quand même !

    Sylvie, blottie dans un imper trop grand, affronte la lourde pluie sous un ciel apocalyptique.

    Vite, le hall éclairé où elle se sent soudain frêle et vulnérable en quittant la protection 

    dégoulinante, à la lueur jaunâtre de l’orage.

    L’électricité sautille au gré de la foudre.

    Au comptoir, elle échange quelques mots avec la bibliothécaire en rendant les livres lus.

    Elle apprend que le rayon des polars et des livres d’horreur, tout au fond, avant les documentaires

    et le coin des enfants, est mis en valeur suite au passage de cet auteur de littérature noire, jeudi

    soir. Curieuse, Sylvie veut y jeter un coup d’œil avant de faire son propre choix.

    Quelques fauteuils y sont disposés, des affiches sanglantes, peu rassurantes, des livres exposés,

    noirs, rouges, avec des épées transperçant des corps blancs, l’œil noir des revolvers braqués...

    Et cet éclairage ! Non seulement il fait ressortir les nuances de rouge présentes partout, mais il

    vacille sous les assauts de l’orage, qui ne s’éloigne pas. Le tonnerre gronde, la pluie martèle le

    toit moderne, tendu, résonnant comme un tambour.

    Sylvie, un peu troublée par cette ambiance, s’écroule sur une chauffeuse qui s’enfonce sous son

    poids si léger pourtant, l’enveloppe, l’étreint, la phagocyte...

    Il faut vite s’extraire de cette emprise de poulpe répugnant. Elle y parvient et d’un même

    mouvement, tombe au milieu d’une toile d’araignée géante qui fait partie du décor. Sylvie a

    oublié le décor. Elle est en plein cauchemar et pas loin de hurler. Mais en jetant des regards

    affolés autour d’elle, elle reprend ses esprits et se sent observée. N’importe quoi, elle ferait

    n’importe quoi pour calmer son cœur affolé et ne pas livrer en spectacle sa trop grande

    sensibilité. Elle empoigne ce livre qui, justement, la regarde avec insistance de ces deux grands

    yeux rouges fascinants et menaçants, s’assoit sur une chaise bien dure qui n’a rien d’une pieuvre

    et ouvre le livre sagement, comme une  lectrice  captivée. Pourtant, seuls les battements

    désordonnés de son cœur toujours affolé, cette fichue lumière vacillante et le vacarme de l’orage

    au mieux de sa forme retiennent son attention.

    Cette fois, c’est la bonne. L’électricité s’éteint dans un grand basculement de tous les objets.

    Rien ne bouge, mais la dernière impression avant le noir était qu’ils se précipitaient tous sur

    Sylvie. Elle est aux abois. Elle a entendu la rumeur et les exclamations des autres lecteurs, mais

    n’en est pas plus rassurée. Ils sont loin, ailleurs... elle est seule dans ce coin horrible, fantastique

    et sanglant, plongé dans une obscurité menaçante. Les éclairs fulgurent et font jaillir du néant

    tantôt l’un, tantôt l’autre des éléments de ce décor qu’on a voulu effrayant...

    Puis la lumière réapparaît. Une lumière faiblarde de circuit de secours alimenté par un générateur.

     Sylvie, toujours accrochée à l’ouvrage qu’elle avait pris pour se donner une contenance, veut

    quitter cet horrible lieu, revenir vers les autres. Alors, il se dégage d’elle et du livre resté béant

    comme une odeur de sang, de sang vivant, de sang frais. Ses mains poissent, Elle les regarde

    tenir le livre, comme loin d’elles.

    Elle referme le livre.

    Le livre saigne.

                                                                        FIN

     

    Et comme vous avez été sages une autre histoire courte

     C'est un avorton, à demi contrefait qui vous parle. Une leçon de ténacité.

     

    Le gnome d’Eole

     

    J’ai cent ans ! J’ai mille ans.

    Mince comme un jeunot dans une pépinière, mais noueux, tortueux. J’ai tant lutté ! Contre le

    vent, surtout, à qui je dois peut-être de vivre. Contre la faim, la grande faim viscérale, essentielle.

    Encore en graine, un vent furieux, tourbillonnant, fou, désaxé, m’a promenée, soulevée, déposée,

    reprise cent fois, mille fois. J’ai roulé sur des surfaces sèches, lisses, puis à nouveau les ailes du

    Mistral me déposent, me reprennent.

    Un bond de géant le long d’une paroi verticale me mène au sommet le plus haut de la calanque.

    Là, enfin, je me blottis dans une fissure accueillante, un berceau minuscule garni d’humus

    infréquenté, où je m’aplatis tandis que, capricieux, le Mistral enfin calmé rentre ses dents et ses

    griffes et joue doucement avec les graminées.

    J’attends.

    Passe l’hiver qui casse ma coque, passe le printemps qui m’humecte. Je germe, et mes radicelles

    s’accrochent, capables à présent d’affronter les colères d’Eole. Je me nourris du peu de fragments

    qu’il mène jusqu’à moi. Ma croissance s’en ressent, reprend ou s’arrête, selon que mes racines

    fouillent la fissure qui m’a permis de vivre, s’acharnent et trouvent une nourriture minimale au

    gré des saisons.

    Je suis à présent tellement enraciné qu’on enlèverait une partie de ce pic rocheux si l’on devait

    m’ôter. J’offre mon dos courbé au Mistral, ma minceur au vent d’Est. Mon tronc maigre est

    tortueux, sculpté par les tempêtes, mon cimier ferait rire les habitants d’une forêt.

    Mais l’an dernier, j’ai quand même fleuri !

    Et si vous saviez comme on me photographie ! Autant qu’un Top Model. Ma présence insolite

    de gnome difforme et mon acharnement à survivre m’ont conféré plus de célébrité qu’à mes

    opulents congénères dodus, droits, qui meurent jeunes, abattus ou exténués de nourritures

    grasses, et de qui l’on ne parle qu’au pluriel. On les abat pour leur beauté et leur santé quand

    la plus infime tempête ne les a pas déjà déracinés.

    Moi,fils du vent, j'ai tant lutté que je suis immortel !

     


    1 commentaire
  • Pipiol, petit bonhomme virtuel dont je vous ai raconté  ici même l' aventure il y a un moment a une mission:

    Il doit interwiewer les personnages du Roman LA RIBAMBELLE, ce que ne peut faire une personne réelle .

    Fier de son nouveau statut, il s'implique à fond et s'y prend très bien.

     

    Bonjour,

    On m’a nommé Pipiol. Je suis envoyé par notre auteur pour réaliser des interviews.

    — Mais il connaît tout de nous !

    C’est vrai. Ce n’est pas à son usage, mais à celui de qui souhaite lire vos histoires, ou en parler.

    — Nous nous connaissons, je crois.  Nous sommes du même pays ?

    Je suis aussi virtuel que vous autres, mais je n’ai pas d’histoire, et je n’ai pas eu d’enfance.

    Pipiol affectait un petit air plaintif. Il continua : j’ai été créé pour dialoguer avec notre auteur,

    et seulement pour ça. Mais je suis tombé dans l’ordi, et je me suis retrouvé tout seul.

    Pipiol baissa un regard humide.

    — Mais moi j’ai lu que tu avais réussi à te faire retrouver, et que depuis...

    Oh oui ! Pipiol releva un visage triomphant. Je le sers à nouveau, il m’aime et je l’aime !

    Il esquissa une petite gambade de joie, puis reprit son sérieux.

    Bon. Au travail. Qui commence ?

    — Dans l’ordre du bouquin, c’est Mehdi, mais il n’est pas là.

    C’est vrai, je sais. Pauvre Mehdi ! Vous répondez tous ensemble pour lui ?

    — Dans sa mémoire, il ne connaissait rien d’autre que sa petite vie solitaire. Il n’y avait jamais

    pensé, et croyait que tout le monde vivait aussi mal que lui : de l’école maternelle au palier

    du 6ème, du palier à l’école, avec des mercredis et dimanches chez une vieille couturière taciturne.

    Et puis Aurélie a illuminé sa vie. Il a oublié tout le reste dans ce changement fulgurant.

    Son bonheur fut excessif, trop soudain, trop fort. Et quand ce bonheur s’est éteint avec Aurélie,

    il n’a pas pu reprendre le chemin de son ancienne routine lugubre. Il est aux Chardonnerets,

    avec d’autres enfants fermés à tout. Il ne guérira probablement pas.

    Donc, il n’est pas dans le Ribambelle ? déduisit Pipiol, très professionnel.

    — Bien sûr que si. Il est avec nous. La ribambelle, c’est une force que nous avons créée, qui

    nous permet de transgresser les frontières des mondes. Il a besoin de nous,  nous avons besoin

    de lui, et les enfants réels qui vivent le même enfer ont besoin de notre force à travers lui.

    Inoui... murmura Pipiol, comme pour lui seul.

    — C’est à moi ; s’imposa une grande fillette en rouge.

    Comment t’appelles-tu ? dit Pipiol un peu surpris.

    — Pétunia. Mais personne ne connaît mon prénom. D’autres croient que je suis le petit chaperon

    rouge. Non. Je suis une ado que sa mère envoie dans des endroits incertains faire des visites ou

    des courses. Elle fait mine d’ignorer les dangers des forêts urbaines ou pas, des loups libidineux

    ou gourmands, ou des marais chuchotants.  Mais je me débrouille. Heureusement car il me faut

    affronter des environnements un peu « spéciaux »

    Ils sont nombreux les enfants, les ados réels à connaître les mêmes que moi, aussi étranges et

    dérangeants. Attirants parfois. Les mères sont inconscientes et continuent à faire de la pâtisserie.

    Ah ? ! émit Pipiol, déboussolé devant la ribambelle au complet hochant la tête, approuvant.

     — Ce n’est rien, Pipiol. Remets-toi. Une voix à l’accent slave fit retourner Pipiol.

    Je suis Piotr.  Né en Russie, j’ai grandi solitaire avec Babou dans la région des lacs, tout au nord

    de la Finlande. Je n’ai appris que nous n’étions pas les seuls êtres humains que vers dix ans.

    Je ne savais pas alors ce que c’est qu’une mère, hormis chez les animaux. Alors, un père ! Et tout

    à coup le monde s’est agrandi, peuplé de toutes sortes de choses et de gens. Je ne les voyais pas,

    mais ils existaient. Il a fallu que je discipline toutes ces notions fantastiques... c’était terrifiant et

    splendide en même temps.

    Comment as-tu fait, alors ?articula Pipiol d’une voix émue.

    — J’ai personnifié, créé ce que je n’avais jamais vu, j’ai réinventé le monde qui m’était caché au

    moyen de pauvres dessins. Moi qui ne connaissais ni papier, ni crayon ni peinture, j’ai réinventé

    toutes ces expressions de mon âme à présent trop pleine en trouvant le moyen d’y exprimer aussi

    mes émotions et mes sentiments. Parce que j’avais également compris la raison pour laquelle

    Babou m’avait ainsi dissimulé. Mon... l’homme qui m’a engendré... était un ogre très puissant

    qui semait la peur et l’horreur. Il me fallait porter aussi cette  charge-là. Mon cas est extrême,

    mais derrière moi se range une grande quantité d’enfants réels ayant une famille innommable

    qu’il est nécessaire de fuir. Certains, comme moi, découvrent l’art, la poésie, l’écriture ou le

    théâtre pour les secourir, d’autres ont de bonnes fées, des Babou courageuses et fines. Ils ne se

    remettent jamais tout à fait, mais réussissent souvent une apparente insertion, arrivent à pousser

    aussi droit que les autres plantes. Mi homéostasie/mi résilience.

    Pipiol, ému de cette longue vie pleine de solitude qui lui rappelait son purgatoire, tourna son

    regard humide vers  un enfant étrange, près de lui.

    Tu es Momo, C’est ça ?

    Oui. Là, je t’apparais enfant. Tu vois le handicap ?

    Pipiol qui ne possédait même pas une idée de corps, n’était pas épaté. Il avait devant lui un

    petit pantin de bois, bien taillé, poncé et poli avec amour par son papa, Gep, un homme

    formidable et moyen. Une vague idée flottait dans son souvenir : Voyons, dit-il en se grattant

    le crâne : Pinocchio, c’est ça ?

    — Je ne suis pas plus Pinocchio que Pétunia n’est le petit chaperon rouge . je suis Momo, et j’ai

    eu honte toute mon enfance de la matière dont je suis fait, de mon nom, et même de mon papa,

    quand j’ai grandi. Il a fallu une fée pour me sauver. En fait de féerie, elle n’a fait que décider

    mon papa comme moi à  cesser d’avoir peur et à me lâcher dans le vaste monde. Une bonne

    vieille voisine persuasive aurait suffi. A l’école de la vie et en cessant de ne penser qu’à moi,

    je suis devenu ce que je suis . J’ai réussi et je démontre à tous les enfants réels qui souffrent

    de leur différence physique que c’est possible et qu’ils réussiront à leur tour.

    Pipiol se retourna vers le petit pantin, dont la voix lui semblait plus grave. Il se trouva face à un

    jeune homme sympathique, normal,  avec juste une petite moustache. Plus de pantin de bois.

    Si ce n’est pas une démonstration, ça ? Dans la réalité, ils sont des foules  à désirer une telle

    réussite. Je suis Momo,  de la ribambelle, leur porte-parole en homéostasie !

    Pendant ce temps, une toute petite fille essayait d’attirer l’attention de Pipiol.

    Voyons, petite, que veux-tu ? Laisses-nous parler.

    — C’est à cause de la guerre. J’ai perdu mon fils à cause des bombardements.

    Pipiol ne la croyait pas, mais la ribambelle, unanime, confirma.

    Il était noir, en porcelaine. Je l’aimais, et je découvrais, avec admiration, les couleurs des gens

    et des baigneurs. Le noir, c’est riche, et chic.

    Toi aussi, Zac, tu as connu la guerre.

    Oui, et je n’ai rien compris. J’étais avec d’autres et nous avions faim. On avait changé nos

    prénoms et on nous méprisait. Un homme nous a sauvés, et normalement c’était un ennemi

    redoutable. C’est une histoire à  n’y rien comprendre. Depuis, je me méfie des nationalismes.

    Des enfants réels, à l’époque présente sont aussi victimes que nous. Il faut les comprendre et

    les aider. Eux, comme nous, poursuivent leur rêve.

    Moi, c’est tout simple affirma une fillette rousse. Je me laissais mourir, et tout d’un coup,

    j’ai compris que l’on m’offrait une occasion de changer tout ce qui était mal parti. Avec des

    mensonges, peut-être, mais si tentants... Alors, j’ai pris les choses en main, et, foi de Totoche

    quand je m’y mets, ça déménage ! Maintenant, tout va bien. Je me suis fabriquée une famille top,

    avec même une petite soeur que je protègerai. J’ai dix ans, mais je connais la vie : la mienne,

    c’est moi qui l’ai faite !

    Nul besoin d’interviewer pour cette petite rousse rieuse et culottée. Pipiol était bluffé.

    En revanche, comment poser des questions à ce petit bébé vêtu de lainage rose, son nounours

    serré contre lui ?

    Wallace lui murmura : Difficile, énigmatique, l’histoire de bébé. Il subit la névrose de sa mère et

    en prend sa part. Pour lui, il reste du chemin pour pousser aussi droit que les autres. Il montre

    les commencements, les racines. Il ne défend personne, il explique comment nos aventures

    commencent. Les parents, pour certains, sont nocifs.

    Totoche, Zeph et Piotr approuvaient vivement.

    Et toi, Wallace ? Ton histoire ?

    C’est encore la différence, mais mentale, cette fois. Je suis devenu un chercheur scientifique

    reconnu.

    Pipiol avait déjà entendu parler de surdoués Il se fit grave et respectueux :

    Professeur, comment s’est passé votre enfance ?

    — Dans le comique et la loufoquerie !  Pipiol !

    Un drôle de petit bonhomme  habitait mon encéphale, m’empêchant de sombrer dans l’anomalie

    et le désespoir Il chantait une comptine, me faisait rêver de fées, boostait mes lamentables

    qualités physiques et me gardait de la poésie quand il le fallait. Si bien que j’ai poussé presque

    comme les autres. Merci, précieux Grelot !

    Pipiol aurait bien voulu apprendre la comptine, connaître la poésie dont il fallait se méfier, mais

    déjà Wallace était parti rejoindre les galaxies et le grand accélérateur de particules. Normal, oui,

    mais tout de même distrait .

    Wallace voulait mettre en garde les hypertrophiés cérébraux de ce côté-ci du réel contre l’ennui ,

    l’isolement, une sorte de mépris rageur envers les autres, et l’immense désespoir de se sentir

    seul parmi des multitudes.

    Pipiol, toujours appliqué à faire l’enquêteur, se tourna vers de nouveaux arrivants :

    L’une, une enfant, paraissait appartenir au monde des créations littéraires, comme tous ceux de

    la ribambelle, les deux autres, un couple adulte semblaient plus flous à Pipiol , à mi-chemin entre

    la vitalité des autres enfants et le nébuleux rayonnant qu’il voyait à son auteur chéri.

    Je suis Irvine, enchantée de vous rencontrer, charmant petit Pipiol. J’ai lu vos aventures. Pipiol

    devint écarlate.. Je vous présente Mélaine. Grâce à Mélaine, j’ai découvert que je suis comme

    ceux de la ribambelle, une enfant mal plantée qui a réussi à rectifier son destin . C’est grâce à

    Bruno que j’ai réussi ce tour de force, à sa normalité d’enfant inséré au bon endroit, dans le

    milieu qui lui convient, à ses parents aimants sages et justes. Mais à toi, Mélaine, raconte pour

    nous deux.

    Mélaine avança timidement.

    — Oh ! Presque rien. J’ai été désirée, aimée et soignée quand j’étais toute petite mais je

    n’entrais pas vraiment dans la vie de mes parents. Je gênais. On m’a mise de côté, sans

    m’abandonner, non  Mais mon dieu que j’étais seule! Sans amour et sans racines, ballottée  de

    tous côtés sans qu’il existât un projet pour ma vie que de m’écarter. Il faut faire reconnaître ce

    semi-abandon dont sont victimes tant d’enfants dits normaux et qu’on croit bien protégés.

    C’est un leurre et ils sont si seuls !

    Zeph, en arrière du groupe, vautré par terre, des fétus de paille dans ses cheveux emmêlés,

    lisait. Mais Pipiol, pénétré de son devoir d’enquêteur ne l’oublia pas. Il s’avançait, main tendue :

    Zéphyrin Vautier, je suppose ?, et tout le monde se mit à rire. Voilà que Pipiol jouait au grand

    explorateur ! Non. Pipiol ne jouait pas. Il vivait son rôle avec ardeur. Zéphyrin s’était levé après

    avoir soigneusement inséré une tige sèche pour marquer sa page.

    — Tu peux m’appeler Zeph, tu sais.

    — Eh bien Zeph qui défend-tu ? Quel est ton histoire ?

    — Celle d’un vaurien, et je le revendique. Ils me faisaient tous ch...

    Oh ! Pardon mais quand j’y repense ! Et puis on m’a embarqué en train, en car, et je suis arrivé

    dans la lumière, avec les montagnes, et ça sentait autre chose. Je me suis réveillé d’un oeil, il y

    avait du changement. Et puis on m’a mené aux chèvres ! Incroyable ! J’arrivais plus à faire la

    moindre conn...bêtise. il y a eu la bibliothèque, les livres. J’avais bien dans l’idée d’y f... mettre

    le feu un jour. Pas pu. C’est formidable, les bouquins, ça ouvre des mondes et des mondes !

    Mais un jour, y en a un pas comme les autres, un qui est content qu’on le lise. Il riait, faisait des

    clins d’oeil... forcément qu’il était content d’être lu : il était pas sorti de son rayon depuis cinq ans !

    Alors on a cherché, on a trouvé l’auteur. Un comme moi, qu’avait pas de chance. J’ai eu un ami.

    Puis plusieurs, car j’ai eu besoin qu’on m’aide pour comprendre. J’ai eu besoin des autres.

    Alors, je me suis mis à exister et mon destin a basculé. Ce n’était pourtant pas gagné ! A part

    le livre/miracle, il y a eu pas mal de fées déguisées en vieux maire bougon, ou en acariâtre

    bibliothécaire, ou en éditeur rusé pour m’aider. Tu vois, Pipiol, je comprends ta solitude de

    personnage sans histoire, mais tu as un auteur, que tu aimes, c’est important .

    Nous autres de la Ribambelle, quand on a cherché à faire connaître  nos histoires, on a cherché

    un auteur réceptif à nos chuchotements. Et c’est Nicolaï qui a reçu et transcrit nos récits, sans

    rien comprendre et à son corps défendant, tout d’abord. Concentré sur autre chose, il n’a

    remarqué  qu’après  le fil rouge qui courait de l’un à l’autre de ces contes si divers : des enfants

    en lutte pour accéder à la normalité dont ils sont privés au départ. Demande, Pipol, à ton auteur,

    s’il comprend tout de suite tout ce qui sort de sa plume, et s’il en décèle la source.

    Pipiol était très attentif, il notait, mais il sursauta

    — Bonjour Bruno ! s’écriait en chœur la Ribambelle.

    Bruno, le héros de ce roman ; lui qui n’a rien à voir avec les mauvais départs des enfants

    concernés ; heureux dans ses marques paysannes qu’il a quittées, pourtant ; Bruno, le mari

    amoureux d’Irvine, qui ne se pardonnera pas d’avoir ignoré son histoire, alors qu’ils ont fini de

    grandir ensemble. Bruno, qui s’est fait manipuler par la Ribambelle, avec l’aide d’Irvine.

    Pipiol s’apprête, crayon en mains, mais ne peut pas interroger Bruno. Il est réel, lui. Il n’est pas

    un personnage de fiction. Alors, notre Pipiol s’angoisse. Il devait aussi interroger Nicolaï, l’auteur.

    Lui aussi, fait partie de la réalité...

    Le voici, justement.

    Pipiol le regarde avec amour.

    Ne te chagrine pas, Pipiol, tu as très bien travaillé. Ravi de t‘avoir récupéré d’entre les octets.

    Ce que j’ai a ajouter : rien sinon ce que j’ai mis longtemps à comprendre. J’ai reçu vos histoires

    une à une, les enfants, alors que j’étais concentré sur toute autre chose. Vous m‘embêtiez jusqu’à

    ce que je les transcrive, et parfois, elles étaient insolites. Piotr, par exemple, me racontait la

    Finlande, le grand Nord... Je ne connais pas ce pays, moi ! J’ai dû vérifier, le climat, les nuits

    d’hiver, la faune, la flore, les bûcherons... Tout était vrai, tout ça était comme je le sentais venir

    sous ma plume. Je me suis senti le jouet de forces inconnues. Quand Zeph a raconté son aventure,

    j’ai mieux compris, mais il m’a fallu du temps pour trouver une raison d’être à ces histoires

    disparates  : vos enfances mal parties à tous, et l’entêtement que vous avez mis à me les faire

    connaître. Vous vous êtes servis de moi, puis d’Irvine, pour parvenir à Bruno et au grand jour.

    Vous êtes forts. Comment faites-vous ?

    Nous nous tenons par la main, un enfant en entraîne  un autre, c’est la Ribambelle. Chaîne ouverte

    de la farandole ou fermée de la ronde, ce sont des symboles. Les mythes et les symboles, dans

    tous les univers, imaginaires ou non, voilà la vraie force.

                                                                    FIN 


    votre commentaire
  •  

     Mais cette terre accueillante avait un propriétaire Un homme, fonctionnaire à la ville .

    Il avait laissé se ruiner la ferme des ses aïeux et retourner en bois et garrigue les terres autrefois

    cultivées, mais il n’a pas supporté qu’un autre les fit revivre, même en lui payant le modeste loyer

    qu’elles ne valaient pas en l’état.

    L’enfant naquit dans l’angoisse, à la maternité, car l’avenir n’existait plus.

    La florissante Gerdha, pleine de santé et de joie de vivre, devint fragile et maladive.

    Les agriculteurs pourtant contents de faire quelque chose de leur laine perdue tournèrent le dos

    au renouveau pour soutenir le « vrai » propriétaire, qu’ils n’estimaient pas beaucoup, au nom des

    coutumes ancestrales, de la haine de l’étranger (au village !) et de la sacro-sainte propriété privée.

    Deux ou trois autres couples s’étaient risqués à tenter cette vie chimérique, objet de leurs

    prévisions optimistes Leurs malheurs furent moins grands, mais ils furent presque seuls face à

    l’adversité pour les supporter. La communauté des rêves n’était plus que rancœurs et luttes,

    et s’était éclaircie, perdant ses meilleurs éléments. Personnellement, j’avais apporté aux mieux

    mes lumières sur la construction et les lois qui l’encadrent, et je me lassais de casser tous ces

    rêves avec mes objections trop lucides. J’ai pour moi d’avoir évité le pire à certains utopistes.

    Je ne sentais plus la tendresse et la communion des premiers temps

    Mon deuxième créateur, ma mère, abandonna son manuscrit quand elle fut obligée de convenir

    que la renaissance qu’elle souhaitait ne pouvait pas sortir des initiatives individuelles qu’elle avait

    décrites et honnêtement mises en doute au cours de la rédaction de sa thèse.

    J’en ai déduit qu’écrire pouvait résoudre pal mal d’incertitudes.

    Le seul lecteur de sa démonstration avortée fut un ami conteur.

    Auteur, comme elle et comme toi, il cherchait un architecte un peu marginal mais compatible avec

    ses personnages, dans un conte heureux où tout s’arrangeait bien grâce à des fées grimées en

    bonnes femmes. Il m’a capté dès qu’il a lu mon désenchantement et la solitude qui en résultait,

    pour me transférer dans son texte. Je fus doté de talents nouveaux et on me confia la construction

    d’un ensemble de maisons exécutées avec des matériaux nobles et anciens, dans un

    environnement protégé par les pouvoirs de ces étranges personnes. Je m’en tirai à mon honneur,

    prêt à m’intégrer à cette histoire, ne demandant qu’à remplir un rôle plus important dans ce conte

    où les personnages se succédaient, résolvaient au mieux leurs mésaventures grâce à une

    certaine magie ordinaire, et y gagnaient une vie heureuse, comme dans les meilleurs contes de fées.

    Hélas, je suis arrivé à la toute fin de l’histoire. Malgré sa longueur et son air de mouvement

    perpétuel, elle avait une fin. A peine intégré, je me retrouvai sans destin.

    Il m’a semblé que je devais prendre une initiative.

    La découverte de mon impuissance m’a alors déconcerté. Impossible de prendre en mains mon

    destin. Il semble nécessaire, quoique je ne le souhaite pas, que quelqu’un le fasse pour moi, un

    auteur. Je n‘en connaissais pas hormis les deux qui m’ont recueilli parce que je tombais au bon

    moment dans leur réflexion, et qu’ils ne se sentaient pas, à ce moment là, créateurs.

    Un personnage tout fait leur a plu, mais il n’est dit nulle part que je puisse compter sur plusieurs

    chances de ce genre.

    J’ai donc devant moi un personnage en quête de destin ?

    Oui.

    Et qu’as-tu fait depuis ta sortie du conte de fées ?

    J’ai erré. Je sais lire, vous savez, pas seulement dans mon monde, dans le vôtre aussi.

    J’ai acquis ce pouvoir. Je ne sais pas quand, ni comment, mais j’ai vérifié que je suis pourvu de

    ce talent-là. J’ai exploré des univers d’écrivains très différents, nulle part je n’ai trouvé un auteur

    en quête de mon personnage. Mais j’ai trouvé des articles parlant de livres, d’auteurs. Je les ai

    dévorés. J’ai cerné un petit nombre de contes, d’articles ou de créateurs intéressés par le sort

    des personnages de fiction. Tu y figurais, car tu as écrit plusieurs fois à ce sujet.

    Mais nulle part il n’était fait mention de moi ou de « l’oublié ».

    J’ai fini par retrouver trace d’une note intime qu’avait rédigée ma « mère », qui notait ses moindres

    pensées, y compris pour discuter seule à huis clos ses tendances et ses opinions. Dans cette note

    figurait une critique assez judicieuse de « l’oublié », nouvelle qui lui avait plu. Elle se désolait du

    sort de cette histoire, abandonnée avant même d’être terminée. Dans sa critique, elle incluait pas

    mal de citations, et c’est de là qu’est sorti le faisceau d’indices qui m’a révélé le lieu, les raisons

    et le responsable de ma naissance.

    Cela m’a mené vers toi, mon premier père.

    A mesure que « l’oublié »déroulait son histoire, je prenais conscience de l’intensité de sa volonté,

    de la constance de sa recherche, et je commençais à subodorer l’importance que l’aboutissement

    de ses recherches prenait à ses yeux.

    Et à la même mesure croissait ma culpabilité.

    En même temps grandissait aussi ma compassion, une amitié, une bienveillance pour ce garçon,

    ses recherches insensées, son existence singulière, hors normes. Je sentais s’apaiser le début

    de fureur qui m’avait empoigné. Quoi ? me sentir coupable ?

    Et de quel délit, grand dieu ? Tout cela était de la fiction ! Même pas vrai, même pas le début du

    commencement d’une once de responsabilité.

    J’avais écrit une histoire, certes dramatique, créé des personnages... C’est ma raison d’être,

    après tout.

    Cette nouvelle dépourvue d’avenir était tombée dans l’oubli ? La belle affaire !

    Ce n’était pas la première et il y en aura d’autres !

    Là, devant moi, la conséquence de mon acte créateur familier tremblait de timidité, d’humilité,

    mais aussi du désir féroce de reconnaissance qui l’avait mené jusqu’à moi.

    Alors je fondis de tendresse. C’est bon, tout d’un coup, de constater la réalité de ce que l’on

    conçoit ordinairement comme banal et fugitif, de voir le fruit de son imagination incarné, durable

    et, en plus, brûlant du désir de me retrouver, moi, qui n’avais fait que lui donner une existence de

    souffrance et de chagrin.

    Heureusement que d’autres... J’aurais pu, j’aurais dû, certainement, assumer le rôle qu’a joué

    cette écrivaine dont je ne me souviens plus.

    Aurais-je dû ? Chaque créateur doit-il assumer toutes ses créatures, s’intéresser à leur sort

    quand leur histoire se termine ? C’est inhumain, infaisable, irréaliste. Voilà ! Irréaliste.

    Malgré la présence du jeune homme virtuel devant moi, je me levai, allai préparer un café à la

    cuisine, et en profitai pour vider un fond de cognac, de la bouteille ouverte tôt ce matin.

    Seul dans la maison vide, je n’ai pas touché aux provisions, au bois pour le feu... soutenu

    seulement par des cafés très sucrés et ce cognac, auquel je ne touche pas d’ordinaire.

    Il fallait assumer « l’entrevue ».

    Encore deux jours de solitude. Vais-je devenir alcoolique, vais-je entamer la barquette « d’herbe »

    que m’a confiée Jean-Martin, qui utilise cet expédient ? Que devient un auteur quelque peu

    respectueux d’une saine hygiène de vie quand la réalité lui joue des tours pendables ?

    Que vais-je trouver dans mon bureau ? Vais-je vraiment y retourner, ou plutôt descendre à la cave

    chercher une autre bouteille de cognac ?

    Je me retrouve sans savoir comment à l’entrée de la pièce. Sans le vouloir, je franchis ce seuil,

    trébuche sur la barre dorée qui tient en place la moquette et me rattrape à la chaise destinée aux

    visiteurs, devant ma table. Sur cette chaise, une pile de feuilles encrées d’un seul côté, récupérées

     pour servir de brouillon à mes graffiti. Elles sont là, comme à l’ordinaire.

    J’atteins enfin mon fauteuil familier. Tout est inhabituel autour de moi. le plafond bien plus haut

    rend dérisoire mes étagères de livres, un peu penchées, on dirait. L’écran, grand et clair, est ouvert

    sur un nouveau fichier. Ah bon ! Qu’avais-je prévu d’écrire ?

    Tout naturellement, mes doigts effleurant à peine le clavier, je vois s’inscrire un titre : L’oublié.

    Et la chaise, qui avait chu lors de mon entrée un peu chancelante, se redresse soudain,

    abandonnant à terre les feuillets répandus. Sur la chaise, une sorte de hippie dégingandé arbore

    un sourire épanoui sur sa bouille mal rasée. Il rayonne le bonheur et aussi autre chose, que je

    sens m’empoigner à mon tour. Est-ce...est-ce bien... de l’amour ?

    Mes doigts courent, courent sur le clavier...

    Au bout de trois jours, un homme frais et reposé ouvre à sa famille enfin de retour. Il est bien rasé,

    correctement vêtu, embrasse ses enfants avec un visible plaisir, prend sa compagne dans ses bras.

     Elle murmure « Je t’ai manqué ? » Evitant le mensonge il lui montre, sur son bureau, une pile de

    feuillets en ordre, avec un titre en gros et au milieu : L’oublié...

    En bonne ménagère, elle replace machinalement la chaise chargée de papiers- brouillons à sa

    place, le long du mur .

    Heureux, il sourit à son geste, et elle croit que c’est à cause de leur retour.

                                                                                FIN

     


    votre commentaire