• orage en noir et rouge.

     Avez-vous peur de l'orage ? Sylvie, désormais, s'en méfie. Ainsi que de l'innocence des livres

     

    Orage en noir et rouge

     

     L’orage avait assombri le bâtiment si clair de la nouvelle médiathèque.

    Tant pis,  après tout c’est éclairé, j’y vais quand même !

    Sylvie, blottie dans un imper trop grand, affronte la lourde pluie sous un ciel apocalyptique.

    Vite, le hall éclairé où elle se sent soudain frêle et vulnérable en quittant la protection 

    dégoulinante, à la lueur jaunâtre de l’orage.

    L’électricité sautille au gré de la foudre.

    Au comptoir, elle échange quelques mots avec la bibliothécaire en rendant les livres lus.

    Elle apprend que le rayon des polars et des livres d’horreur, tout au fond, avant les documentaires

    et le coin des enfants, est mis en valeur suite au passage de cet auteur de littérature noire, jeudi

    soir. Curieuse, Sylvie veut y jeter un coup d’œil avant de faire son propre choix.

    Quelques fauteuils y sont disposés, des affiches sanglantes, peu rassurantes, des livres exposés,

    noirs, rouges, avec des épées transperçant des corps blancs, l’œil noir des revolvers braqués...

    Et cet éclairage ! Non seulement il fait ressortir les nuances de rouge présentes partout, mais il

    vacille sous les assauts de l’orage, qui ne s’éloigne pas. Le tonnerre gronde, la pluie martèle le

    toit moderne, tendu, résonnant comme un tambour.

    Sylvie, un peu troublée par cette ambiance, s’écroule sur une chauffeuse qui s’enfonce sous son

    poids si léger pourtant, l’enveloppe, l’étreint, la phagocyte...

    Il faut vite s’extraire de cette emprise de poulpe répugnant. Elle y parvient et d’un même

    mouvement, tombe au milieu d’une toile d’araignée géante qui fait partie du décor. Sylvie a

    oublié le décor. Elle est en plein cauchemar et pas loin de hurler. Mais en jetant des regards

    affolés autour d’elle, elle reprend ses esprits et se sent observée. N’importe quoi, elle ferait

    n’importe quoi pour calmer son cœur affolé et ne pas livrer en spectacle sa trop grande

    sensibilité. Elle empoigne ce livre qui, justement, la regarde avec insistance de ces deux grands

    yeux rouges fascinants et menaçants, s’assoit sur une chaise bien dure qui n’a rien d’une pieuvre

    et ouvre le livre sagement, comme une  lectrice  captivée. Pourtant, seuls les battements

    désordonnés de son cœur toujours affolé, cette fichue lumière vacillante et le vacarme de l’orage

    au mieux de sa forme retiennent son attention.

    Cette fois, c’est la bonne. L’électricité s’éteint dans un grand basculement de tous les objets.

    Rien ne bouge, mais la dernière impression avant le noir était qu’ils se précipitaient tous sur

    Sylvie. Elle est aux abois. Elle a entendu la rumeur et les exclamations des autres lecteurs, mais

    n’en est pas plus rassurée. Ils sont loin, ailleurs... elle est seule dans ce coin horrible, fantastique

    et sanglant, plongé dans une obscurité menaçante. Les éclairs fulgurent et font jaillir du néant

    tantôt l’un, tantôt l’autre des éléments de ce décor qu’on a voulu effrayant...

    Puis la lumière réapparaît. Une lumière faiblarde de circuit de secours alimenté par un générateur.

     Sylvie, toujours accrochée à l’ouvrage qu’elle avait pris pour se donner une contenance, veut

    quitter cet horrible lieu, revenir vers les autres. Alors, il se dégage d’elle et du livre resté béant

    comme une odeur de sang, de sang vivant, de sang frais. Ses mains poissent, Elle les regarde

    tenir le livre, comme loin d’elles.

    Elle referme le livre.

    Le livre saigne.

                                                                        FIN

     

    Et comme vous avez été sages une autre histoire courte

     C'est un avorton, à demi contrefait qui vous parle. Une leçon de ténacité.

     

    Le gnome d’Eole

     

    J’ai cent ans ! J’ai mille ans.

    Mince comme un jeunot dans une pépinière, mais noueux, tortueux. J’ai tant lutté ! Contre le

    vent, surtout, à qui je dois peut-être de vivre. Contre la faim, la grande faim viscérale, essentielle.

    Encore en graine, un vent furieux, tourbillonnant, fou, désaxé, m’a promenée, soulevée, déposée,

    reprise cent fois, mille fois. J’ai roulé sur des surfaces sèches, lisses, puis à nouveau les ailes du

    Mistral me déposent, me reprennent.

    Un bond de géant le long d’une paroi verticale me mène au sommet le plus haut de la calanque.

    Là, enfin, je me blottis dans une fissure accueillante, un berceau minuscule garni d’humus

    infréquenté, où je m’aplatis tandis que, capricieux, le Mistral enfin calmé rentre ses dents et ses

    griffes et joue doucement avec les graminées.

    J’attends.

    Passe l’hiver qui casse ma coque, passe le printemps qui m’humecte. Je germe, et mes radicelles

    s’accrochent, capables à présent d’affronter les colères d’Eole. Je me nourris du peu de fragments

    qu’il mène jusqu’à moi. Ma croissance s’en ressent, reprend ou s’arrête, selon que mes racines

    fouillent la fissure qui m’a permis de vivre, s’acharnent et trouvent une nourriture minimale au

    gré des saisons.

    Je suis à présent tellement enraciné qu’on enlèverait une partie de ce pic rocheux si l’on devait

    m’ôter. J’offre mon dos courbé au Mistral, ma minceur au vent d’Est. Mon tronc maigre est

    tortueux, sculpté par les tempêtes, mon cimier ferait rire les habitants d’une forêt.

    Mais l’an dernier, j’ai quand même fleuri !

    Et si vous saviez comme on me photographie ! Autant qu’un Top Model. Ma présence insolite

    de gnome difforme et mon acharnement à survivre m’ont conféré plus de célébrité qu’à mes

    opulents congénères dodus, droits, qui meurent jeunes, abattus ou exténués de nourritures

    grasses, et de qui l’on ne parle qu’au pluriel. On les abat pour leur beauté et leur santé quand

    la plus infime tempête ne les a pas déjà déracinés.

    Moi,fils du vent, j'ai tant lutté que je suis immortel !

     


  • Commentaires

    1
    Henri Lemire
    Dimanche 3 Mai 2020 à 20:58

      Orage en noir et rouge : j'ai aimé cette progression vers l'horreur ; c'est remarquable dans un texte aussi court..

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :