• Les poubelles de mai 68

    J'ai longuement hésité, mais en relisant ce texte, je l'ai trouvé non pas comparable à la période actuelle,

    plus inédite encore, mais contenant comme un écho de l'incompréhension  et de l'hébétude que

    suscitaient les faits,  parfois

    Aucune politique, aucun jugement, seulement une sorte de vidéo de l'atmosphère ce temps là en ce lieu là

     

    Les poubelles de Mai 68

     

    Et ça a éclaté !

    On n’attendait pas ça comme ça. Peut-être que d’autres, ailleurs, y avaient pensé, pas nous. Les

    petites gens du quartier ont d’abord entendu,dubitatifs, des histoires lointaines d’étudiants,

    là-bas, sur l’autre rive... Ils n’en parlaient  que comme des chahuts, des monômes de printemps,

    des histoires de mômes nantis...

    Puis, c’est devenu sérieux, chacun vivait l’oreille collée au transistor, cherchant à en savoir plus,

    n’aventurant pas son opinion, s’il en avait une.

    Une espérance naissait.

    Les syndicats ouvriers, furieux d’être pris de court, discutaient fébrilement, tentaient de capter le

    mouvement en marche, voire de s’en attribuerla paternité...

    Il arriva cette chose étrange : des étudiants  vinrent rencontrer des ouvriers, au métro

    Châteaurouge, chez nous ! Confronter leurs points de vue de têtes bien pleines aux manuels

    aux gros muscles !

    Les comptes-rendus express qui passaient par la boulangerie laissaient à penser que les uns

    et les autres n’étaient pas au bout de leurs peines.

    Ils repartirent dresser des barricades, chercher la plage sous les pavés et respirer des gaz

    lacrymogènes, laissant derrière eux des semences.

    Semences qui ne germèrent pas  tout à fait tout de suite... Les caboches du quartier étaient

    déboussolées. A des poussées d’enthousiasme succédaient des périodes de scepticisme.

    La révolution, oui, on était pour de naissance... Mais on aurait dit qu’elle marchait à l’envers,

    trop savante, pas assez populaire !

    Les grèves s’étaient abattues ensuite sur tous les secteurs, donnant enfin une allure plus sérieuse

    à ce chaos. L’unité de Paris se refaisait, la rive droite n’était plus en reste, avec toutes les usines

    d’Aubervilliers fermées, garnies de drapeaux et de banderoles ! On commençait à ycomprendre

    quelque chose au café du marché...

    Le petit commerce continuait, au gré des grèves d’électricité... On mangeait moins de sandwiches,

     plus de pâtisseries, à cause de la famille resserrée : les enfants n’allaient plus à l’école, ils

    jouaient dans la rue ; Papa et maman, désœuvrés, faisaient un petit tour bras-dessus

    bras-dessous, un brin de causette sur le trottoir avant de rentrer regreffer le transistor, qui

    donnait des nouvelles du front, en boucle.

    Sur la place, l’escalier du métro fermé abritait clochards et loqueteux, sur ou sous des monceaux

    de cartons.

    Des babas-cool installaient des petits éventaires de bijoux artisanaux, d’autres écoulaient des

    dessins, ou des robes fleuries... des groupes faisaient de la musique, psychédélique ou exotique,

    planante...

    N’étaient les poubelles débordantes, les piles de caisses, de cartons et de cageots et l’odeur des

    détritus, ça vous aurait eu un petit air de fête...

    C’était la fête !

    Inquiets, désorientés, rêvant d’une existence différente sans oser y croire,  ils avaient pourtant

    le cœur léger, et se disaient des choses graves, l’œil allumé d’une lueur jamais vue auparavant.

    Les nouvelles du gouvernement soulignaient la gravité de ce qui se passait.

    « Il » avait disparu, on le cherchait...Lui, l’éternel sauveur, il s’était enfui !

    Impensable ! Incompréhensible ! Du moins ici, chez les traumatisés de la vie en tous genres,

    toujours en quête d’un père...Même, surtout pour le fustiger !

    Pas de pain pendant plusieurs jours de suite, faute d’électricité, de farine, de fuel ...De vieux

    boulangers qui chauffaient au bois tentèrent de pétrir à bras, comme autrefois ... Je vais leur

    montrer, à ces jeunots, comment on travaillait, de mon temps !... Manque d’entraînement,

    quelques années en plus, l’un d’eux y laissa sa vie, son cœur ne supporta pas l’effort terrible

    qu’il avait accompli chaque jour,  « de son temps ».

    Cela se racontait de boulangerie fermée en boulangerie entr’ouverte, devant le four froid !

    Et toujours l’amoncellement des ordures ménagères et commerciales, l’odeur, les rats !

    Et la musique, sur tout ça !

    Le marché continuait, moins fourni, privé des flots de travailleurs ordinairement vomis par le

    métro...

    L’argent  manquait, les ardoises  s’allongeaient chez tous les commerçants... Lesquels s’en

    fichaient pour le moment... La poste en grève ne distribuait plus les factures, non émises par les

    entreprises fermées... Plus rien à payer aux administrations défaillantes... De l’argent ? Pour

    quoi faire ? On se prenait à rêver un monde idéal débarrassé de ces contingences...Chacun,

    par force, se faisait mutuellement confiance, le système D ressuscitait...

    Ah ! S’il n’y avait pas eu ces maudits déchets, deux murs de chaque côté de la rue, avec les

    dangers de maladies, et l’odeur devenue prégnante.

    Le marché en mourrait, les gens sortaient le mouchoir sur le nez, plus personne dehors le soir,

    la rue appartenait aux rats, énormes,paresseux et repus.

    Les clochards faisaient du feu pour s'en défendre...

    Et puis un jour, une belle matinée au soleil clair, surgirent des camions et une troupe de gais

    compagnons débarrassant en chantant et en plaisantant toutes les ordures :

    — « Allez-y, ma petite dame, allez chercher ça, on vous attend »

    —  On peut... ?

    —  Vas-y mon p’tit père, c’est gratuit, profites-en ! »

    Et chacun d’aller chercher ses monstres, matelas, vieilles ferrailles, et la foule de clamer :

    Ho hisse ! pour participer ! Les gros bras aidaient spontanément, comprenant qu‘ils n’avaient

    pas affaire au service de voirie habituel. Toute la rue s’y mettait, chanson et blague aux lèvres,

    joie au cœur. Les concierges et les commerçants jetaient de grands seaux d’eau, jouaient du

    balai-brosse et chassaient d’enthousiasme les miasmes  restants, jusqu’à l’oubli joyeux de l’horreur.

    On aurait cru entendre sonner cloches et fanfares tant l’ambiance était gaie et légère.

    Qui étaient ces aimables bienfaiteurs ? Qui les envoyait ? Qui les payait ?

    Un miracle ne s’explique pas...

    C’était une sorte de miracle que cet esprit d’entente, de bonheur collectif, d’amour en quelque

    sorte qui a soufflé ce matin-là sur le quartier Châteaurouge, les rues Poulet, des Poissonniers,

    Dejean, Myrha...

    C’était un peu avant que tout ne rentre dans l’ordre, que les regards redeviennent fixes, les

    routines sans espoir et les échines lourdes.

     

     


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