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Par Nicolaï Drassof le 30 Avril 2020 à 17:19Les auteurs et leurs personnages....
Quel lien étrange les lie.
L'auteur, l'habitant d'entre deux mondes ?
L’oublié
Eh bien ! Trois jours ! Un luxe ! La maison vide, des provisions pour survivre et tout le monde me
croyant parti aussi, pas de téléphone. D’ailleurs, je débranche.
Je vais enfin pouvoir interroger ce hippie attardé qui m’intrigue.
D’ordinaire, je crée un personnage qui prendra vie dans une histoire que je veux raconter.
Puis je lui donne des compagnons, des compagnes, des lieux et des aventures. Je mène le jeu,
en quelque sorte, et malgré quelques incartades, mes personnages se plient à ce que je fais
d’eux, et aussi aux circonstances érigées autour d’eux.
Celui-ci est bien différent.
Flegmatique, dégingandé et assez mal vêtu, il a pointé sa bouille mal rasée au milieu de ma vie
privée, me demandant une...entrevue !
Une entrevue ?
Est-ce une façon d’aborder un auteur, même potentiel ?
Il m’a rendu débile, ce bonhomme ! Je ne suis pas un auteur potentiel. Je suis un auteur bien réel,
j’ai donné vie à de nombreuses planètes où se sont déroulées bien des aventures. Ces univers
ont rencontré des lecteurs. Ainsi entérinés, mes univers existent bel et bien. Rien de potentiel.
Du tangible.
Ce qui reste une question, c’est la personnalité de ce jeune homme, son origine, son créateur et
ce qu’il me veut. Je n’ai jamais entendu parler de personnages en liberté loin de leur créateur.
Il y a bien eu cette famille, créée par Pirandello. Des personnages de théâtre, indociles, exigeants,
fichant le chaos dans le montage d’une pièce dont ils voulaient rectifier le jeu. Du théâtre, quoi !
Moi, je raconte des histoires directement à l’oreille de mes lecteurs, sans intermédiaire. Non, ces
petits signes noirs, sur du papier ne comptent pas. Il n’y a pas de metteur en scène,
d’interprétation, rien ! Mon rapport à mes lecteurs est direct, intime et personne ne s’en mêle.
Alors, pensez si je me souviens de toutes mes créatures !
Là, non, aucun souvenir de cet individu. J’ai parcouru mes archives en tous sens, des nouvelles
oubliées, des petits textes informes, sans suite, nés d’une idée avortée. Rien qui ressemblât à
cette sorte de hippie timide qui a profité de ma stupeur pour me demander...une entrevue !
Eh bien! puisque entrevue il y a , abordons l’entrevue.
— Bonsoir, jeune homme. De quel sujet désiriez-vous m’entretenir ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?
Veuillez vous présenter, s’il vous plaît...
Tandis que je me rend ainsi froid, distant, que je me fais bougon, une vague réminiscence
m’envahit comme une brume s’élève de la terre chaude, les soirs d’été.
Une idée de souvenir, d’un souvenir qui m’échappe encore. Un mot flotte doucement au-dessus
de la brume, puis s’envole à tire d’aile dès que je cherche à le saisir.
— Tu ne me reconnais pas ? J’ai tellement changé ?
Fils. Ce mot évanescent , c’est fils. Fils de qui, Où ? Comment ? Dans quelle histoire ? Lue ou
écrite ? Par moi ou issue d’une autre imagination ?
La brume se lève lentement, lentement...
Comment l’aurais-je reconnu, ce fils d’un couple torturé dont j’ai commis l’histoire dans une
nouvelle presque oubliée ?
C’est l’Arlésienne dans l’oeuvre éponyme de Bizet. Tout le monde parle de lui, il n’apparaît que
pour une ou deux répliques vagues. D’ailleurs, la nouvelle avait bien failli porter son nom.
Ce fut «l’oublié », cruelle ironie ! Pas tout à fait aboutie, elle n’entra dans aucun recueil, resta dans
mon petit enfer maison, avec quelques ratages dont on pouvait attendre mieux avec plus de travail.
La paresse me gagne, parfois, ou alors un projet devient prépondérant, prend toute la place.
Bref, j’ai devant moi le fils de ce couple égoïste, le sacrifié, mis sur la touche du match terrible
auquel ses parents se sont livrés jusqu’à perdre leur âme.
Une grande honte monte en moi devant son regard bleu, à la fois tendre et lucide.
Je lui ai donné un rôle effrayant dans l’histoire dont il est issu, sans pour autant le doter du
bagage qu’un personnage principal possède. Lui n’était qu’une ombre large et encombrante
planant avec insistance au-dessus d’un drame. Rien n’était déterminé en lui, à peine son physique,
encore moins ses aspirations, ses désirs, ses raisons de vivre. Je lui ai donné la souffrance,
l’incompréhension, et aucun destin.
Par quel miracle a-t-il survécu à cette histoire avortée, par quelle volonté autre que la mienne a-t-il
cette silhouette affirmée, cette option de look précis : jean usé, rapiécé; tee-shirt bleu délavé
comme ses yeux. Une légère barbe blonde propre sans chichis ni ostentation; un foulard joliment
noué à son cou souligne un port de tête altier; un très petit anneau à son oreille accroche une fine
mèche de ses cheveux blonds et fins retenus simplement en arrière par un élastique. Il a des
mains longues et fines, mais durcies et abîmées par quelque travail manuel et ses pieds vivent en
liberté dans des sandales rustiques, malgré la fraîcheur de cette demi-saison.
Il a jeté sur la chaise, en s’asseyant, un tricot à grosses mailles d’une laine brute et irrégulière,
dont les boutons sont de petits morceaux de bois écorcé. Ça sent le retour à la terre, l’écologie
pure et dure, une autre vie.
— Je me souviens, à présent. Mais quelle réussite ! Je t’avais à peine ébauché, moi et te voici
tellement accompli, doté d’une personnalité que l’on sent affirmée, et si différent de ce qu’aurait
dû être le fils d’une diva et d’un haut fonctionnaire !
— Je suis ce fils, et c’est peut-être en réaction contre le milieu ou j’ai tant souffert que j’ai choisi...
enfin, qu’on m’a donné une autre chance.
Ce garçon s’exprime bien et semble intelligent. L’ hésitation dans sa dernière phrase m’alerte
— Choisi...donné ? Que veux-tu dire ?
— C’est pour ça que j’ai voulu te rencontrer. Tu es mon premier créateur, n’est-ce pas ?
— Premier...donc, pas le seul ? Il y en a un autre ?
— Oui, plusieurs. Je viens juste de remonter jusqu’à toi.
— Extravagant ! Je n’ai jamais entendu dire...?
— C’est pourtant vrai. Simplement.
Son ton calme et précis, sa façon d’occuper la chaise toute entière... Il se sent à sa place, alors
que mon éclat coléreux et mon trémoussement sur mon fauteuil soudain inconfortable dénotent
un manque certain d’assurance, peut-être une culpabilité, en tout cas une incompréhension totale.
— On n’a pourtant pas pu plagier « l’oublié » ! Personne ne l’a lu !
— Si, tout de même, quelques personnes, dont mon second père, en l’occurrence une mère.
Je ne connais pas les notions de sexe ou de genre dans votre monde si spécial. Elle m’a recueilli
avec les sentiments et les soins de la mère que je n’ai pas eue. Ma souffrance et mon état
d’oiseau malencontreux qui n’a nulle part où se poser l’ont touchée. Elle m’a instruit, doté de
diplômes, m’a impliqué dans ses recherches sur une nouvelle vie, plus vraie et plus féconde, non
soumise à la possession de biens et de richesses, mais à la liberté et à la méditation.
Je suis devenu un cobaye pour réaliser ses utopies. Elle m’a envoyé dans les paysages
somptueux de Lozère. J’y ai vécu de belles années. Nous étions un groupe de rêveurs possédant
des talents divers et pas mal de connaissances intellectuelles. Nous refaisions le monde en
nettement mieux, nous avions des projets de vie tous plus innovants les uns que les autres.
Du jamais vu, du jamais fait.
Le premier couple durable formé a investi quelques ruines agrestes. Ils ont redressé des restes
de murs en pierre sèches, abattu des arbres pour construire un nid contre le froid à venir, arrangé
des enclos pour élever trois ou quatre chèvres. Alex, un fort et grand garçon, versé dans l’étude
des herbes et des lichens, était prêt à mettre en place l’exploitation de la laine que les agriculteurs
n’écoulaient plus, traitée et teinte par ses décoctions de plantes. Faire revivre les vieux métiers,
en vivre modestement en mangeant les légumes de son jardin, en buvant l’eau de la source,
captée au moyen de tuyaux de terre cuite dont le jardin était jonché, oubliés là au profit du PVC,
leur convenait.
Tout allait si bien ! Ils ont fondé la famille qu’ils rêvaient nombreuse. Gerdha, enceinte, se
proposait d’accoucher en musique, près d’un grand feu de joie, avec tous les copains autour
avec guitares et chansons...
Mais cette terre accueillante avait un propriétaire. Un homme, fonctionnaire à la ville...
Suite et fin demain, bonne soirée, bon réveil !
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Par Nicolaï Drassof le 29 Avril 2020 à 19:55
Le notaire et les petits garçons
Un gros notaire en sa thébaïde planqué
Tenait en ses mains un grimoire tout taché
Le finaud malandrin, flairant un gros rapport
L’aborda, doucereux, et lui chanta encor
Eh ! bonjour maître Jean , ô roi des tabellions
Que vous voici bien rose ! et tiens ! presque mignon !
Et si ce lourd grimoire,
Contient, ce que, de ma mémoire,
Il contenait l’autre fois
Vous êtes dans la... « merdre »
Car je n’hésiterai pas à vous perdre.
Le notaire, chafouin tel Raminagrobis
Dressé, le lui montra : c’était l’histoire d’Ulysse.
Eh ! ça ne suffit pas, ouvrez les autres pages
Tout confus, le notaire soudain faisait son âge.
Preste, le malandrin sauta, fit un écart.
Il heurta la reliure, de laquelle tomba
Plein de petits garçons, tous nus, en pleins ébats.
Que faisait-tu, tabellion, la semaine passée ?
Je matais et c’est tout. Pardon, pas de fessée !
Tu matais, j’en suis fort aise
Tout est enregistré, maintenant !
Le paon et les moutons
fable
Par devant un troupeau de moutons éblouis
Un paon faisait la roue, jabotant, sûr de lui
Des oh ! d’admiration parcouraient l’assistance
Un chat, un chien, un merle évaluaient sa prestance
Lui manœuvrait ses plumes en fonction du soleil,
Afin de briller mieux, pour conserver l’éveil
De la foule unanime à le trouver très beau...
Ils badaient devant lui...A part un vieux corbeau
Rigolard, hoquetant de rires et de moquerie.
Personne ne comprenait la raison de ceci.
C’est que, d’où il était, sa superbe perdue,
Du seigneur on voyait... juste le trou du cul !
Moralité
Ne lorgnez pas seulement ce que voient les moutons,
Il y a d’autres points de vue si vous n’êtes pas con
Fin pour ce soir
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Par Nicolaï Drassof le 28 Avril 2020 à 19:26
Pas d'histoire pour ce soir. A la place, Ma confession.
Y gagnerez-vous à connaître ce qui me motive, le pourquoi du comment de ce qui me fait écrire?
En êtes-vous curieux(ses) ?
Bah tant pis pour vous, je vous raconte tout !
Ceci est ma confession.
J'avoue, j’écris.
Quoi ? De tout, même des âneries.
Aux yeux de certains, du moins.
Et, cerise sur le gâteau, j’ai le culot d’éditer la plupart de ces âneries, sous forme de bouquins
ni plus ni moins bien réalisés que d’autres. Et plutôt moins chers.
Mais quelle est cette idée, pourquoi éditer ? L’argent ? La gloire ?
Bien sûr que non. J’ai pratiqué d’autres métiers bien plus rentables. J’ai eu des succès plus évidents
dans d’autres branches. Quant à la gloire, quelle idée saugrenue !
Je n’écris pas les moellons avec lesquels construire les marches de la gloire, je raconte des
histoires, drôles ou tendres, parfois terribles. Je suis une incorrigible bavarde, et une aussi
incorrigible menteuse. J’écris des aventures qui ne sont pas vraies.
Ohhhh ! Honte à moi !
C’est que — vous n’allez pas me croire après ce que je viens d’avouer — je me suis aperçue qu’il
existait d’autres mondes, imbriqués dans le nôtre, d’autres possibles simples, rien qu’avec les
éléments dont nous disposons.
Je fais benoîtement des reportages, ailleurs.
Je laisse à d’autres le soin d’explorer l’au-delà des astres connus et inconnus, de recréer des
guerres et des catastrophes inouïes, de fabriquer des zombies, des vampires, des serial-killers et
des monstres cannibales.
Je m’en garde, car une fois créée, une idée existe, même si elle ne se manifeste pas ici et
maintenant. Je ne veux polluer personne. Ni dans ce monde, ni dans les autres.
Ce n’est pas un jeu puéril qui me fait penser ainsi, c’est le fruit d’une longue expérimentation
personnelle, que j’ai la fierté de voir rattrapée par la physique quantique. La physique classique
donne aussi dernièrement bien des confirmations à mes intuitions de poète.
La recherche narcissique aussi m’échappe. Mes névroses, mes traumas enfantins, mes tragédies
m’ont fabriquée, modelée et conduite à vous dire des contes. Deuxième degré bien assez
impudique que ces histoires concernant des personnages nés de moi telle que m’ont modelée les
vents et marées de l’existence.
Je ne suis pas, d’ailleurs, un bon sujet. Ma couleur et ma morphologie sont adaptées au pays où
je sévis. Aucune souffrance ne m’a blessée à vie, ou alors j’ai oublié... Mon Je est assez moyen
pour ne monter sur aucun piédestal, j’ai liquidé mon Oedipe, pardonné à ma mère et n’accuse
personne d’autre que moi de mes erreurs.
Bien nourrie de lectures, j’admire beaucoup et cite assez peu. Pourquoi ? Je sais ce que nous
devons, ce que je dois aux géants qui nous ont précédés.
Je sais que mes connaissances seraient solidement étayées par des guides prestigieux.
Je sais aussi que des paroles, même fort sages, coupées de leur contexte, de l’ambiance de
l’œuvre dont elles sont extraites, et même seulement ôtées de leur époque et de leur civilisation
perdent beaucoup de leur sel et ne servent plus l’universel, mais uniquement le texte de celui
qui les emploie à son seul service.
Mon opinion est certainement contestable, mais je m’y tiens, et si je pense un peu, au moins,
c’est par moi-même.
De plus, je pars toujours de l’autre point de vue. (Mais oui, il y en a toujours un autre.) Voilà une
grave déviance dont je n’ai même pas honte ! Je la recommande !
Voici tout ce dont je m’accuse, lecteur, lectrice. M’absoudras-tu de mes horribles péchés ?
J’espère aussi que tu auras à cœur de lire sans a priori mes bouquins.
Ne cherche pas le sensationnel, il n’y est pas. Cherche l’originalité, elle y est.
Et puis, puéril ou pas, creuse un peu, il y a un sous-sol.
J’y ai mis aussi beaucoup de considération pour ta sensibilité, pour ton intelligence.
S’il te manque quelques références, ce n’est pas grave, c’est le cœur qui comprend.
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Par Nicolaï Drassof le 27 Avril 2020 à 16:19
Et je n'ai même pas changé les prénoms et les lieux.
Pour une fois j'ai à peine romancé l'histoire de la belle Elise;
Parfois, la réalité se fait meilleure scénariste que l'imagination.
Tiens, v’là l’printemps qui passe !
Elise, la fille du sabotier, était la plus jolie fille du village. Et sage, aussi. Ce n’était pas trop
difficile, aucun des garçons de là-bas ne lui plaisait. Elle regardait par dessus leur tête, plus haut,
plus loin. Ils n’existaient pas.
Elle n’assistait pas souvent aux bals du village. Ils avaient lieu dans la grande salle que possédait
son oncle, à côté du café. Elle n’avait pas de mère pour l’y conduire. Ce n’était pas convenable de
s’y présenter seule, toute parente qu’elle fut, elle n’y était pas chez elle. Son père aurait pu l'accompagner,
mais ce veuf tourmenté ne sortait pas de son atelier, qu’il eut ou pas du travail urgent.
Elle s’occupait de tenir la maison et cousait pour les dames aisées de la commune, en chantant
comme un oiseau des airs entendus ça et là, vite retenus, auxquels elle imprimait, en véritable
interprète, sa personnalité particulière.
Comme elle cousait près de la fenêtre, à petits points bien fins avides de lumière, ses chansons
s’envolaient sur les chemins, au gré du vent.
Un Monsieur de Paris, de passage, entendit les envolées tout à fait à la mode de la belle voix un
peu rauque de chanteuse réaliste, avec du sentiment et de l’originalité. Il voulut rencontrer Elise.
Malgré sa joie et son émotion, elle y mit les formes convenables, écouta se créer un avenir
possible, bien différent de sa petite vie villageoise, consciente de l’importance du virage qu’elle
abordait et des précipices à éviter. Elle chanta devant plusieurs personnages célèbres,
surmontant sa timidité de bon aloi ; Il devint nécessaire qu’elle vint à Paris. Une cousine âgée y
résidait, qui l’accueillit chez elle avec plaisir. Elle rencontra plusieurs personnes nouvelles assez
enthousiastes, prenant ses chances de carrière très au sérieux, ainsi qu’un professeur de chant,
ce qui la rassura.
Traversant la Seine, à pied, pour rentrer chez la cousine, dans sa mise modeste de jeune fille sage
mais élégante sous un chapeau fleuri, elle entendit l’exclamation d’un quidam ébloui :
— Tiens ! V'là l’printemps qui passe !
Elle sourit pour elle-même et accrocha l’exclamation vive et sincère en exergue de sa vie qui
prenait un si joli tour.
Rentrée au village pour passer l’été, elle reprit ses aiguilles et ses chansons perdues au vent doux
de Touraine, dans l’attente de sa nouvelle vie parisienne, et de ses débuts fixés à l’automne.
Un régiment de cavalerie séjournait à la ville voisine.
Un cavalier solitaire plein de charme aimait chevaucher alentour du village. Il entendit sa voix
prenante et voulut la rencontrer.
Et voici que la si sage jeune fille, pleine de retenue devant les offres de gloire, au comportement
si convenable que les Messieurs de Paris avaient respecté sa prudence et son discernement, partit
avec le beau cavalier, dans l’instant, sans plus réfléchir !
Elle renia sa réputation, son honneur, l’avenir brillant qui s’offrait, l’amour et le respect de son
père, l’admiration ou l’envie des autres filles du village, en un claquement de doigts.
Un coup de foudre !
Cependant, il l’épousa. Et à la première permission, il l’emmena chez ses parents, en Corse.
Là, elle fut reçue comme une chienne par des parents hautains : une simple villageoise du
continent avait séduit leur fils, brillant officier, s’était fait épouser et mettre enceinte,
probablement en visant la situation et la notoriété locale de l’orgueilleuse famille.
Les apparences étaient contre elle. La fière Elise fit profil bas, confiante en l’amour de son beau
cavalier. Celui-ci ne la défendait pas beaucoup. Pendant qu’elle vivait un enfer d’humiliations
sous le joug de la noire mégère corse imbue de sa position sociale, de son fils et d’elle même,
son séducteur galopait fièrement sur les terres où il avait grandi, admiré, jalousé et fat.
Après la naissance de sa première fille (évidemment, une fille !) parmi ces étrangers hostiles,
loin des siens et au milieu des débris de ses rêves de carrière dans la chanson, une affectation
sur le continent lui redonna espoir. Ce fut pour elle une vie simple, dans une ville de garnison où
il était difficile de rencontrer des gens fréquentables à son sens. Lui, son beau cavalier, en
fréquentait beaucoup à qui elle n’aurait pas adressé la parole. Il sortait, menait une vie agitée de
joueur et — elle s’en rendit vite compte — de séducteur.
Elle se cloîtrait dans son appartement, attentive à sa petite fille. Quand il était là, l’officier de
cavalerie, entre deux cavalcades, rattrapait avec son charme et ses belles paroles ce qui
s’effilochait d’amour dans le cœur complaisant de sa belle, faisait de belles promesses, colorait
l’avenir en rose et soufflait sur les braises vives de l’amour éperdu qu’elle lui portait. Puis il filait
de table de jeu en bras lascifs, et perdait ce qui aurait dû assurer une vie convenable à sa petite
famille.
Dépourvue, Elise reprit discrètement quelques travaux rémunérés, freinée par sa situation de
femme d’officier et sa nouvelle grossesse. De garnison en garnison, il lui fit ainsi quatre enfants
dans la gêne et l’insécurité.
Jamais la famille corse ne s’enquit des enfants autrement que pour s’assurer qu’ils portaient bien
les prénoms traditionnels, et ils les portaient, scrupuleusement.
Ce fut le seul scrupule que ressentait son beau cavalier, qu’elle continuait d’aimer, qu’il fut
présent ou non.
Un jour, sous le climat frais et humide de la Normandie où il avait été affecté, il disparut pour de
bon. Il ne revint pas. En même temps que lui, la caisse du régiment avait disparu, ainsi que son
honneur noyé dans les dettes de jeu.
On connaît les profondeurs du maquis corse et ce qu’elles peuvent procurer d’abri aux enfants
du pays, même dévoyés.
Personne ne se souciait de la pauvre Elise, seule avec ses quatre petits. L’armée, bernée, aurait
presque poursuivi l’abandonnée pour rembourser le montant volé, ce n’était pas pour l’aider...
Personne ? Si. Un homme, éperdument amoureux de la jolie maman, qui le repoussait tristement
à chaque approche.
Il n’avait pas peur de l’opprobre tombé sur Elise. Il était le fils d’une femme de tout le monde,
là-bas, en Bretagne. Fils de pute dans la dévote campagne bretonne est un sacré handicap. Le
porter vous trempe un homme s’il n’en est pas détruit.
Il aimait et aidait sa mère, qu’il ne jugeait pas, avait pu être admis chez les Compagnons du
Devoir et y était devenu compagnon charpentier. Il y avait acquis le sens aigu de la justice, du
progrès social, la droiture et le respect. Il avait de la prestance, des moustaches conquérantes et
portait avec aisance le largeot de velours noir. Un mètre pliant jaune et un crayon rouge dans la
poche spéciale de côté ne le quittaient pas, emblèmes de son respectable métier.
Elise, malgré les qualités de cet homme droit et bon, continuait d’aimer le misérable cavalier
envolé, père de ses enfants, et repoussait ses avances. Toutefois, comme il avait entrepris de
prendre en charge cette famille abandonnée, elle eut à plusieurs reprises l’occasion de l’admirer
et de le remercier. Mais en amis. Elle ne tolérait pas un mot, pas un geste en rapport avec
l’amour qu’il lui avait déclaré. Elle mettait un point d’honneur à ce que ses petits soient plus
propres, mieux tenus et plus polis que les autres et se tuait aux durs travaux pour entretenir sa
nichée.
Aucun trait de sa peine non plus sur son visage toujours aussi joli, aucune trace de capitulation
sur son corps fier et droit.
Elle portait parfois le chapeau fleuri de ses espoirs parisiens, et lorsqu’elle se voyait dans des
vitrines ou des miroirs, elle se sentait mériter encore l’exclamation du titi parisien :
— Tiens ! V’là l’printemps qui passe !
Alphonse le charpentier luttait, avec ses camarades pour plus de justice sociale. Il était considéré
comme un « rouge » par les dames qui faisaient travailler Elise, et elle avait honte de le
fréquenter. Pourtant, elle savait bien qu’elle était, elle aussi, victime de l’injustice. Le divorce avait
été demandé par la famille corse, et elle se rendait compte de son impuissance à résister aux
attaques de ces gens riches et considérés, qui faisaient fi des enfants, de la malhonnêteté de leur
fils et de l’abandon de famille. En cette occurrence, Alphonse l’assista de toutes ses forces, mais
leurs volontés jointes pesaient peu.
Alphonse, une fois prononcé le divorce, lui réitéra ses déclarations d’amour, et la demanda en
mariage, officiellement.
Elise refusa tout net.
Elle arguait de son amour intact pour le cavalier malhonnête, à qui elle trouvait sinon des excuses,
du moins des circonstances atténuantes. Pourtant, en le refusant, elle pensait bien perdre
l’assistance de cet ami fidèle. Elle savait combien une famille normale était l’objet de ses vœux
les plus secrets, afin d’effacer l’indignité de son enfance honteuse et de repartir vers l’avenir d’un
bon pied. La dureté de son refus et du rejet de son amour libèrerait peut-être ce bel homme pour
le diriger vers l’accomplissement de ses projets ? Elle refusait d’être un boulet au pied de cet être
bon et fidèle. Lui ne l’entendait pas de cette oreille. Il l’aimait !
Elle lui redit la vérité : elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais d’amour, ne voulait pas d’un
autre enfant, son cœur restait acquis à son beau cavalier. Elle acceptait la vie commune, malgré
l’opprobre de vivre « à la colle » selon le joli qualificatif en usage, mais refusait de l’épouser.
Elle acceptait son aide à sens unique, du bout des lèvres. Il s’en contenta, à la stupéfaction d’Elise,
qui pensait le voir fuir.
Adoucie, elle accepta le mariage, civil, semi clandestin, seulement pour qu’il put donner son nom
à la femme qu’il aimait.
Il éleva la nichée de l’autre avec ses propres valeurs, travailla dur pour eux, ne fut jamais aimé
d’amour. Les enfants le respectèrent. L’aimèrent-ils ?
Le chapeau fleuri et le printemps fanèrent. Elle avait gardé sa voix de chanteuse réaliste,
et exaltait encore plus des sentiments de souffrance qu’elle connaissait bien, dans ces chansons
tragiques.
Alphonse le fidèle resta là, aida les enfants autant qu’elle le laissa faire.
Fidèle, elle aussi, à son seul amour, elle le rudoya souvent, ne lui offrit jamais de tendresse,
discuta sa façon de faire auprès des enfants sans jamais qu’il répliquât qu’il valait mieux, comme
modèle, que leur vrai père. L’envie dut le démanger.
Charpentier aguerri, très demandé, il ne manqua jamais de travail. Il continuait à fréquenter le
compagnonnage, et à revendiquer des couvertures sociales basiques sans obtenir grand-chose.
Il fut victime de ce qu’il revendiquait : la chute du haut d’un toit, grave, la blessure invalidante.
Plus de travail et rien en compensation. Aucune aide. Les enfants étaient élevés, mariés tant
bien que mal. Elise seule fut à nouveau victime de ce coup du sort. Elle reprit ses travaux les plus
durs, lessives, ménages et raccommodages et le fit vivre le temps qu’il reprenne des forces.
Lui aussi chercha de petits boulots que lui permettaient son torse enfoncé et sa respiration difficile.
Chacun béquille de l’autre, cahin-caha, ils s’acheminèrent vers la vieillesse.
Elle était de temps en temps visitée par le curé qui avait compris qu’elle redoutait de se voir
refuser l’inhumation en terre sacrée, puisqu’elle vivait dans le péché. Divorcée, son mariage avec
Alphonse n’était que civil. Le vieux communiste à la laïcité inflexible accepta que le curé les
mariât secrètement, à leur domicile. Il unit donc le mécréant dont il admirait la droiture à la
malheureuse entêtée qui avait dû confesser une vie entière de péchés dont elle n’envisageait
pas de se repentir. Il fit une moyenne entre les vertus d’Alphonse et la sincérité d’Elise et laissa
le bon Dieu se débrouiller avec son arrangement
Tous deux vivotaient en attendant que la mort veuille bien les délivrer de leurs douleurs,
physiques ou morales, sûrs à présent de se retrouver au Paradis. Alphonse ne croyait pas au
Paradis mais ne pouvait non plus envisager d’être séparé d’Elise.
Elise sentait son cœur fondre aux côtés d’Alphonse qui respirait si mal. Un amour timide et
désincarné naissait, quand Alphonse mourut.
Elise constata alors combien cet amour fragile devenait fort, aussi fort que son violent chagrin.
Tout, soudain, s’écroulait.
Puis il y eut l’enterrement. On vit alors qui était cet homme modeste assez isolé depuis son
accident.
D’abord il y eut la bénédiction, et les amis d’Alphonse se découvrirent respectueusement devant
les enseignes de cette religion qu’ils combattaient. Tout le quartier et bien au-delà s’était dérangé
pour rendre hommage à cet homme estimé, à ce bon travailleur, à ce héros de la guerre, dont les
décorations prestigieuses précédèrent le très long cortège sur des coussins de velours. La plupart,
sauf ses frères d’armes, tous présents en uniforme et décorations, ignoraient sa belle conduite au
combat. Puis les Compagnons, bâtons et rubans déployés, pratiquèrent rites et cérémonies.
Ils n’auraient pas voulu manquer de glorifier leur frère fidèle, engagé dans la défense de droits
que sa mort illustrait mieux que tout. Sous ses voiles de veuve, Elise était éblouie par ce qui se
passait sous ses yeux rougis, consolée, rassérénée par la grandeur reconnue du discret
charpentier.
Elle ignorait tout de ce glorieux passé. Il ne s’en était même pas servi pour gagner son amour.
La belle Elise, toute désignée pour une belle carrière de chanteuse qu’elle fut, finit sa vie en
remuant cendres et souvenirs. Elle me chanta de son émouvante voix rauque des bribes de
chansons tristes d’un autre âge, me montra les papiers terribles de son divorce, et me raconta
sa jeunesse et l’épisode du chapeau fleuri avec un sourire édenté plein de fierté. Elle tut toute la
période où ses enfants naquirent puis grandirent, et le reste, je l’ai vu : sa peine à travailler dur,
sa dignité, sa pauvreté, le respect des enfants même adultes pour Alphonse, qui réglait les
conflits avec sa casquette et l’impensable cérémonie des obsèques grandioses du modeste ouvrier
au grand cœur.
— « Tiens, v’là l’printemps qui passe ! »
Tu ne savais pas, parisien gouailleur, ce qui attendait la belle, de l’autre côté du pont.
FIN
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Par Nicolaï Drassof le 25 Avril 2020 à 19:16
Oh, je sais. Je suis bien loin des mauvais sentiments là !
Mais très prochainement vous saurez pourquoi
Petit Homme 2
— Laissons cela… As-tu pensé à ton vœu ? Sinon, penses-y maintenant, le temps chemine. Veux-tu la jeunesse ? Je te l’offre.
— Vous pouvez vraiment cela ? Redevenir un jeune homme…Revivre ma vie…Quelle tentation !
— N’oublie pas la condition. C’est seulement ta vie qui est concernée. Tu redeviendras un jeune
homme dans le monde d’à présent. Tu devras vivre un autre destin.
— Je pensais seulement que cela me permettrait de revoir ma pauvre femme, qui m’a si tôt laissé
pour aller habiter les nuages…
— Je sens ton cœur bien lourd, en effet. Cela n’est pas possible. La condition est inexorable.
Cependant, je peux quelque chose pour toi. Oh ! Bien peu, en ce cas : je te promets de t’envoyer
des rêves où tu la reverras ! Vous aurez encore de douces nuits… La voix de l’homme se mouillait.
— Oh ! Merci ! Me voici comblé !
— Oui, mais ça, c’est un cadeau personnel. Le Patron n’en saura rien. Maintenant, ton vœu.
Allons : la jeunesse ! Qui résisterait à une offre pareille !
— Votre cadeau personnel me fait un tel plaisir. Non merci, rien d’autre.
— Allons ! Imagine ! Sentir tes membres souples, affranchis de douleurs, ta peau fraîche et
tendue sur de beaux muscles saillants ! Tu ne te souviens même plus du vrai contour des choses,
maintenant que ta vue a baissé. Et ce souffle d’amour tout puissant qui t’empoignait auprès des
jolies filles ! Souviens-toi du vent dans ta chevelure drue, de la joie qui t’enfiévrait sans raison à
la moindre sensation ! Préfère-tu tes tristes cheveux gris et les rides qui froissent ton visage ?
Songe-tu que l’échéance approche, que je peux la faire reculer d’un grand bond ?
Le petit homme, méditatif, écoutait avec grande attention. Il prit calmement la parole :
— Je me souviens bien de ma jeunesse. Toutes les sensations dont vous parlez, je les ai connues.
Il est vrai que je laisserais bien volontiers les douleurs qui me tordent les os. Mais je me souviens
aussi qu’il fut bien dur de passer de l’enfance insouciante à l’adolescence préoccupée, bien difficile
de construire une vie honnête et heureuse pour ma chère femme qu’il fut si doux d’aimer.
Je la vis ensuite malade, et je devais l’abandonner à ses souffrances des heures entières pour aller
gagner de quoi acheter ses remèdes, alors que je savais notre temps compté. Je l’ai vu s’éteindre
et suis resté seul, ayant tout perdu avec elle. J’ai dû voir aussi se consumer mon père, puis ma
mère, avec toute la douleur qu’éprouve un fils à voir se dégrader ceux qui incarnaient le chêne
sur qui s’appuyer. J’ai tenu, j’ai lutté, mes rides ont chacune leur histoire. J’y tiens, je les garde.
J’ai réussi, au travers des peines et des joies, à me garder actif , aimable et attentif aux autres.
Mon bonheur et ma fierté sont de n’avoir jamais nui à quiconque, au moins à ma connaissance.
J’aurais peut-être, eu, en acceptant votre offre, une vie plus favorisée. Mais jamais je ne pourrais
aimer une femme comme j’ai aimé ma pauvre Marguerite, et, sans elle, peut-être deviendrais-je
un homme pour qui j’aurais peu d’estime. Je ne veux pas prendre ce risque. La vie est bien faite,
qui fait baisser la vue des hommes pour qu’ils ne se voient pas bien vieillir, et brouille leur
connaissance pour qu’ils ne se sentent pas mourir. Quand ce que vous appelez l’échéance et que
je nomme sans crainte la Mort ma prendra, je serai fatigué et content du repos offert.
Sans compter la petite espérance tenace de retrouver ceux que j’aime…
— Ainsi, tu me refuses ce qui ferait faire des bassesses , voire commettre des crimes… Tu es
vraiment un sage, petit homme !
Je le savais, puisque je t’ai été envoyé, mais le calme peu commun avec lequel tu argumentes
ton refus me donne à penser que j’ai été bien dirigé.
Tu peux sans changer ce que tu es, accepter au moins la fortune ! Adoucir tes prochains jours,
chauffer tes douleurs au soleil des tropiques. Porter de beaux habits et connaître le monde
n’empêche pas de rester un homme estimable à ses propres yeux, et rapporte de nombreux amis.
N’aimerais-tu pas avoir de nombreux amis ?
— La fortune fait venir les amis, dites-vous ? Quelle sorte d’amis sont-ce là qui aiment en nous la
richesse ? Les quelques amis que j’ai sans opulence aucune me sont chers et, pour eux et
quelques personnes en difficulté de ma connaissance, pour quelques malheurs humains dont la
solution tient à la fortune, me voici tenté par cette proposition. Foin de voyages exotiques et de
palaces dont on doit se lasser dès que la nouveauté en est usée. J’ai appris à aimer mon petit
territoire limité à la distance que je peux arpenter en une journée. A force de travail, j’ai rendu
ma maison confortable. Elle est mienne et je m’y sens bien. Il me semble que les objets de bois
que je sculpte les soirs d’hiver pour me distraire valent bien des œuvres plus sophistiquées,
parce que mes pensées, qui ont accompagné chaque coup de ciseau y restent présentes, et font
écho lorsque je les regarde. Non, je n’ai vraiment besoin de rien. Connaître le monde, dites-vous ?
Vous qui le connaissez, savez-vous des endroits plus charmants et plus amicaux que le petit pont
romain où nous nous sommes connus ? j’y viens souvent, à chaque fois j’y découvre des choses
étonnantes. Cette clairière aussi est délicieuse… A votre avis, dois-je regretter le vaste monde ?
— Le monde est vaste, en effet et plein de coins charmants comme ici. Certains sont plus
grandioses, d’autres plus étonnants, d’autres encore précieux, fragiles et pour cela attachants.
Mais ce qui compte c’est d’appartenir, où que l’on soit, à cette race dont tu fais partie qui sait voir
et sentir un pays avec son cœur et toute sa sollicitude. Tu vis au pays de ton âme, petit homme,
et tu es correctement placé. Je retire mes propositions de voyage.
— Alors, je fais le vœu de recevoir la fortune. Sans changer rien à mes habitudes, pouvez-vous
en faire bénéficier mes amis, des pauvres et des œuvres charitables ? Et soyez grandement
remercié, vous et Qui vous envoie, que vous me nommerez peut-être ?
— Tsss Tsss ! Tu vas être tellement déçu ! Impossible d’accéder à ta demande.
Cette fortune n’est que pour toi. Tu ne peux en faire bénéficier personne d’autre, et si tu
transgressais cet interdit, l’argent ou les biens que tu procurerais ainsi fondraient, se dissoudraient,
disparaîtraient par différents moyens insoupçonnables, mais efficaces.
— C’est irrévocable ? Impossible ? Alors, pas de fortune ! C’est bien dommage de renoncer aux
secours que mon imagination commençait à dispenser.
— Il te reste la gloire, la puissance ! Je te donne le pouvoir d’être adulé des foules. Tu seras
célèbre et acclamé mondialement !
— Là aussi je gagnerais des amis !…Des ennemis aussi, d’ailleurs !…Et je devrais me méfier
encore plus des premiers que des seconds !…
— Te voilà bien amer. Il est grisant de se sentir aimé de tous. La puissance et la gloire ont
gouverné les âmes depuis la nuit des temps. Beaucoup ont trahi, vendu leur mère, opprimé
des peuples pour obtenir seulement le quart de la moitié de ce que je peux mettre à tes pieds.
— Je suppose que la clause irrévocable joue en ce cas également, et empêche que je me serve
de ce don pour promulguer des lois justes qui soulagent les maux du monde, que j’entraîne les
foules à faire le bien. Tous mes efforts en ce sens avorteraient, n’est-ce pas ?
— C’est vrai. Tu ne pourrais pas changer le destin de tes contemporains malgré toute ta gloire
car il est indispensable de respecter leur libre arbitre, et le seul bénéfice serait tien. Mais qu’as-tu ?
Tu parais hostile tout à coup. Ton regard me glace. Ne sommes-nous plus amis ?
Le petit homme baissa la tête. Ses épaules s’étaient affaissées. Lui si naturel semblait vaincu et
gêné.
— Je suis troublé. Vous avez étalé devant moi tout ce que peuvent des valeurs dont j’avais
négligé la puissance. Je comprends à présent pourquoi on me nomme « petit homme ». Rien de
grand, de fameux ou d’efficace au moins n’est sorti de moi et de la pauvre vie que j’ai menée
égoïstement, préoccupé de mon microcosme et ne souffrant pas des misères du monde.
Vous vouliez me récompenser de ma droiture. Vous n’avez fait que me tenter avec des leurres
mirifiques, mais inacceptables. Une question me taraude depuis un moment : Qui êtes-vous, vous
qui savez si bien vanter ces trésors qui me paraissent d’autant plus méprisables qu’ils auraient été
fantastiques pour en user fraternellement ? Quel nom porte votre personnage presque
tout-puissant et éminemment tentateur ? Les genêts derrière vous embaument, mais c’est le
soufre que je crois sentir ! Démasquez-vous et laissez-moi, si c’est le cas ! C’est bien assez de
me laisser cette étendue de remords et d’avoir fait mourir la petite philosophie qui me rendait
content des autres et de moi !
— Petit homme, tu me surestime. J’ai été tentateur, il est vrai, mais à la façon d’un camelot,
guère plus. Il est de grands personnages que celui auquel tu pense a tenté, mais ce fut bien
autre chose. Je suis, ce que je t’ai dit :un voyageur du temps et de l’espace. Un émissaire aussi,
un messager. Nous sommes quelques uns à arpenter ainsi les siècles et les mondes.
Il y a derrière nous toute une administration qui t’étonnerait. Pour ce qui te concerne, j’ai été
envoyé vers toi comme je te l’ai dit, parce que tu es un cœur pur. Je n’en cherchais pas une
confirmation inutile, j’étais chargé de te faire connaître tout un côté de la charité que tu ignorais
sans que tu en fusses coupable. Quelle meilleure façon de te faire rapidement prendre conscience
de tout ce à quoi tu ne pensais jamais que de te l’offrir et de te le reprendre ?
Cette prise de conscience va peut-être gâcher ton existence actuelle, j’en suis navré, car ta vie
me plaît bien telle qu’elle est. Mais nous avons besoin de toi, pour te joindre à tant d’autres et
nous aider dans le grand antagonisme des mondes.
La lune était devenue petite, brillante et dure. Sa lumière limpide découpait des ombres nettes
dans la clairière illuminée comme une scène sous les projecteurs. Un silence vivant enchâssait la
longue tirade du voyageur, lui conférant la portée d’une révélation initiatique.
Du moins le petit homme le ressentait ainsi, qui découvrait dans ce discours la distance entre la
simplicité de sa représentation du monde et les infinis évoqués. Et pourtant, on avait besoin de
lui ! Quel vertige !
Le voyageur reprit la parole :
— Je vois qu’il faut que je t’explique encore le pourquoi et le comment ! C’est un travers que tu
partage avec tant des habitants de cette planète. Mais qu’y puis-je ?
Le conflit entre la lumière et les ténèbres, pour faire très simple entre le bien et le mal, est la
condition de la pérennité des mondes.
Tout est du domaine de la pensée, qui est une énergie dont tu ne soupçonne pas la puissance.
Si tu es avec nous, si tu veux participer à l’action des forces de lumière, maintenir l’équilibre
créateur tout en assurant la prééminence du bien, rejoins-nous. Il suffit que tu maintiennes l’état
de pureté de ton cœur, et qu’en toute conscience tu pries en songeant aux malheurs que tu
déplores et voudrais soulager. Prier veut dire que tu forme avec d’autres de toutes origines qui
feront comme toi une énergie capable de lutter contre les douleurs, les peines, les catastrophes,
tout ce que produisent les forces des ténèbres. Tu serais stupéfait si je pouvais te donner, en
chiffres de votre science actuelle la puissance ainsi créée.
— Serait-ce aussi simple que ça ? Est-ce vraiment suffisant ?
— Ça l’est. Je suis venu te révéler un des secrets du monde et tu le trouve trop simple !
En attendant, petit homme, tu dois toujours émettre un souhait, que j’exaucerai pour toi. As-tu
trouvé quelque chose qui te ferait vraiment plaisir ? Je ne te suggère plus rien, mais il faut te
décider…
— Je crois, oui. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans un hameau assez éloigné un pommier
extraordinaire donnant des pommes grosses, rouges, mais surtout succulentes. Ma mère en
achetait quelques unes qu’elle conservait jalousement au fruitier.
Si j’avais été très sage, ou brillant à l’école, ou bien pour mon anniversaire, je trouvais une de
ces pommes fantastiques dans mon assiette . La tradition dura longtemps et, jeune homme,
je gardais pour Marguerite ces délices, mais elle voulait que nous les partagions. Ce furent des
moments merveilleux. Puis le pommier devenu vieux mourut sans descendance , car personne
n’avait songé à conserver quelques graines ou un greffon. Il n’existe plus depuis bien longtemps.
Je ne vous demandera pas le pommier, à cause de cette terrible clause restrictive, car je ne peux
promettre de les manger toutes moi-même, mais si vous qui pouvez tant de choses
extraordinaires me donniez une de ces pommes, je serais le plus heureux. Voyez que je ne suis
pas si facile à contenter, car c’est un miracle que je demande là !
— Tu refuses la gloire, la fortune, la jeunesse et tu veux une pomme qui soit un miracle !
Tu es un drôle de petit homme ! Je t’estime et suis ravi d’avoir fait ta connaissance. S’il m’arrive,
pour le service, de retourner dans les parages de ton époque et de ton pays, je te rendrai visite
avec beaucoup de plaisir. Finalement, nous avons passé une soirée agréable dans cette jolie
clairière .
La lune avait décliné et les grands arbres dispensaient une nuit plus noire qui gagnait en surface
d’instant en instant. Un petit nuage tout rond commença à masquer l’astre brillant. Dans la
pénombre épaissie, le petit homme sentit le vent et le frôlement de plumes du grand salut que
lui fit le voyageur, entendit son adieu au plus opaque de la nuit, puis la lumière, démasquée
réapparut.
Bien sûr, aucun indice du chemin pris par le voyageur d’un autre temps, aucune branche dérangée,
aucun craquement de bois mort n’était perceptible.
Petit homme lui dit adieu dans son cœur. En se levant pour partir, il découvrit sur le banc de
pierre, à la place que venait de quitter son compagnon, une merveilleuse pomme rouge en tous
points semblable à celles de son enfance. Il se sentit heureux. Sa pomme à la main, il plongea
courageusement dans le taillis qu’ils avaient traversé en venant. Les branches s’écartaient d’elles
mêmes et sa progression fut aisée. Il comprit qu’il ne serait plus jamais seul devant les difficultés.
Rasséréné et plein de gratitude, il reprit le chemin de sa maisonnette, pas très éloignée.
Longeant la haie qui bordait son jardin, il fut alerté d’un changement. La porte passée, il vit un
gros pommier tout en fleurs dans un angle parfaitement approprié, resplendissant de l’éclat que
lui dispensait l’astre des nuits à présent de ce côté.
Il remercia avec ferveur le messager et son ou ses commanditaires, ainsi que tous les mystères
cachés derrière, et s’aperçut brusquement que cette journée étrange l’avait fort fatigué.
Il tombait de sommeil.
Il plaça sa pomme sur la table de nuit pour la voir au réveil, et à peine étendu, sombra dans un
sommeil profond. Il passa une délicieuse nuit avec sa chère femme, qui vint plusieurs fois le
visiter en rêve.
Il eut honte de se réveiller quand le soleil était déjà haut dans le ciel Sa pomme luisait doucement
à côté de lui. Il la prit en main, et bien qu’il en eut grande envie, n’osa la croquer.
Il sortit bien vite au jardin, admira son pommier bruissant d’abeilles. Il en examina le pied : l’arbre
semblait planté depuis des lustres, un gazon follet recouvrait la terre qui aurait dû être
fraîchement remuée. Son incrédulité finit de céder devant tant de prodiges. Il sut qu’il avait la foi,
qu’à présent son existence avait un sens.
Sur le joli pont romain aux pierres mangées de mousses et de fougères est assis le petit homme.
Jambes pendantes, il a les yeux perdus dans le bleu du ciel et ses paumes ouvertes sont tendues
vers un ailleurs infini. Il prie de toute son âme et sa méditation n’est plus vaine.
A côté de lui, sur le muret, il y a une grosse pomme rouge. Soudain, il sursaute légèrement : il a
senti contre sa joue le frôlement de drôles de plumes frisées, tandis que s’inclinent les pâquerettes
du chemin.
— « Au revoir mon ami, navigateur de l’espace et du temps ! Bon voyage ! »
FIN
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