• Les auteurs et leurs personnages....

    Quel lien étrange les lie.

     L'auteur, l'habitant d'entre deux mondes ?

     

     

    L’oublié

     

    Eh bien ! Trois jours ! Un luxe ! La maison vide, des provisions pour survivre et tout le monde me

    croyant parti aussi, pas de téléphone. D’ailleurs, je débranche.

    Je vais enfin pouvoir interroger ce hippie attardé qui m’intrigue.

    D’ordinaire, je crée un personnage qui prendra vie dans une histoire que je veux raconter.

    Puis je lui donne des compagnons, des compagnes, des lieux et des aventures. Je mène le jeu,

    en quelque sorte, et malgré quelques incartades, mes personnages se plient à ce que je fais

    d’eux, et aussi aux circonstances érigées autour d’eux.

    Celui-ci est bien différent.

    Flegmatique, dégingandé et assez mal vêtu, il a pointé sa bouille mal rasée au milieu de ma vie

    privée, me demandant une...entrevue !

    Une entrevue ?

    Est-ce une façon d’aborder un auteur, même potentiel ?

    Il m’a rendu débile, ce bonhomme ! Je ne suis pas un auteur potentiel. Je suis un auteur bien réel,

    j’ai donné vie à de nombreuses planètes où se sont déroulées bien des aventures. Ces univers

    ont rencontré des lecteurs. Ainsi entérinés, mes univers existent bel et bien. Rien de potentiel.

    Du tangible.

    Ce qui reste une question, c’est la personnalité de ce jeune homme, son origine, son créateur et

    ce qu’il me veut. Je n’ai jamais entendu parler de personnages en liberté loin de leur créateur.

    Il y a bien eu cette famille, créée par Pirandello. Des personnages de théâtre, indociles, exigeants,

    fichant le chaos dans le montage d’une pièce dont ils voulaient rectifier le jeu. Du théâtre, quoi !

     Moi, je raconte des histoires directement à l’oreille de mes lecteurs, sans intermédiaire. Non, ces

    petits signes noirs, sur du papier ne comptent pas. Il n’y a pas de metteur en scène,

    d’interprétation, rien ! Mon rapport à mes lecteurs est direct, intime et personne ne s’en mêle.

    Alors, pensez si je me souviens de toutes mes créatures !

    Là, non, aucun souvenir de cet individu. J’ai parcouru mes archives en tous sens, des nouvelles

    oubliées, des petits textes informes, sans suite, nés d’une idée avortée. Rien qui ressemblât à

    cette sorte de hippie timide qui a profité de ma stupeur pour me demander...une entrevue !

    Eh bien! puisque entrevue il y a , abordons l’entrevue.

    Bonsoir, jeune homme. De quel sujet désiriez-vous m’entretenir ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?

    Veuillez vous présenter, s’il vous plaît...

    Tandis que je me rend ainsi froid, distant, que je me fais bougon, une vague réminiscence

    m’envahit comme une brume s’élève de la terre chaude, les soirs d’été.

    Une idée de souvenir, d’un souvenir qui m’échappe encore. Un mot flotte doucement au-dessus

    de la brume, puis s’envole à tire d’aile dès que je cherche à le saisir.

    Tu ne me reconnais pas ? J’ai tellement changé ?

    Fils. Ce mot évanescent , c’est fils. Fils de qui, Où ? Comment ? Dans quelle histoire ? Lue ou

    écrite ? Par moi ou issue d’une autre imagination ?

    La brume se lève lentement, lentement...

    Comment l’aurais-je reconnu, ce fils d’un couple torturé dont j’ai commis l’histoire dans une

    nouvelle presque oubliée ?

    C’est l’Arlésienne dans l’oeuvre éponyme de Bizet. Tout le monde parle de lui, il n’apparaît que

    pour une ou deux répliques vagues. D’ailleurs, la nouvelle avait bien failli porter son nom.

    Ce fut «l’oublié », cruelle ironie ! Pas tout à fait aboutie, elle n’entra dans aucun recueil, resta dans

    mon petit enfer maison, avec quelques ratages dont on pouvait attendre mieux avec plus de travail.

    La paresse me gagne, parfois, ou alors un projet devient prépondérant, prend toute la place.

    Bref, j’ai devant moi le fils de ce couple égoïste, le sacrifié, mis sur la touche du match terrible

    auquel ses parents se sont livrés jusqu’à perdre leur âme.

    Une grande honte monte en moi devant son regard bleu, à la fois tendre et lucide.

    Je lui ai donné un rôle effrayant dans l’histoire dont il est issu, sans pour autant le doter du

    bagage qu’un personnage principal possède. Lui n’était qu’une ombre large et encombrante

    planant avec insistance au-dessus d’un drame. Rien n’était déterminé en lui, à peine son physique,

    encore moins ses aspirations, ses désirs, ses raisons de vivre. Je lui ai donné la souffrance,

    l’incompréhension, et aucun destin.

    Par quel miracle a-t-il survécu à cette histoire avortée, par quelle volonté autre que la mienne a-t-il

    cette silhouette affirmée, cette option de look précis : jean usé, rapiécé; tee-shirt bleu délavé

    comme ses yeux. Une légère barbe blonde propre sans chichis ni ostentation; un foulard joliment

    noué à son cou souligne un port de tête altier; un très petit anneau à son oreille accroche une fine

    mèche de ses cheveux blonds et fins retenus simplement en arrière par un élastique. Il a des

    mains longues et fines, mais durcies et abîmées par quelque travail manuel et ses pieds vivent en

    liberté dans des sandales rustiques, malgré la fraîcheur de cette demi-saison.

    Il a jeté sur la chaise, en s’asseyant, un tricot à grosses mailles d’une laine brute et irrégulière,

    dont les boutons sont de petits morceaux de bois écorcé. Ça sent le retour à la terre, l’écologie

    pure et dure, une autre vie.

    Je me souviens, à présent. Mais quelle réussite ! Je t’avais à peine ébauché, moi et te voici

    tellement accompli, doté d’une personnalité que l’on sent affirmée, et si différent de ce qu’aurait

    dû être le fils d’une diva et d’un haut fonctionnaire !

    Je suis ce fils, et c’est peut-être en réaction contre le milieu ou j’ai tant souffert que j’ai choisi...

    enfin, qu’on m’a donné une autre chance.

    Ce garçon s’exprime bien et semble intelligent. L’ hésitation dans sa dernière phrase m’alerte

    Choisi...donné ? Que veux-tu dire ?

    C’est pour ça que j’ai voulu te rencontrer. Tu es mon premier créateur, n’est-ce pas ?

    Premier...donc, pas le seul ? Il y en a un autre ?

    Oui, plusieurs. Je viens juste de remonter jusqu’à toi.

    Extravagant ! Je n’ai jamais entendu dire...?

    C’est pourtant vrai. Simplement.

    Son ton calme et précis, sa façon d’occuper la chaise toute entière... Il se sent à sa place, alors

    que mon éclat coléreux et mon trémoussement sur mon fauteuil soudain inconfortable dénotent

    un manque certain d’assurance, peut-être une culpabilité, en tout cas une incompréhension totale.

    On n’a pourtant pas pu plagier « l’oublié » ! Personne ne l’a lu !

    Si, tout de même, quelques personnes, dont mon second père, en l’occurrence une mère.

    Je ne connais pas les notions de sexe ou de genre dans votre monde si spécial. Elle m’a recueilli

    avec les sentiments et les soins de la mère que je n’ai pas eue. Ma souffrance et mon état

    d’oiseau malencontreux qui n’a nulle part où se poser l’ont touchée. Elle m’a instruit, doté de

    diplômes, m’a impliqué dans ses recherches sur une nouvelle vie, plus vraie et plus féconde, non

    soumise à la possession de biens et de richesses, mais à la liberté et à la méditation.

    Je suis devenu un cobaye pour réaliser ses utopies. Elle m’a envoyé dans les paysages

    somptueux de Lozère. J’y ai vécu de belles années. Nous étions un groupe de rêveurs possédant

    des talents divers et pas mal de connaissances intellectuelles. Nous refaisions le monde en

    nettement mieux, nous avions des projets de vie tous plus innovants les uns que les autres.

    Du jamais vu, du jamais fait.

    Le premier couple durable formé a investi quelques ruines agrestes. Ils ont redressé des restes

    de murs en pierre sèches, abattu des arbres pour construire un nid contre le froid à venir, arrangé

    des enclos pour élever trois ou quatre chèvres. Alex, un fort et grand garçon, versé dans l’étude

    des herbes et des lichens, était prêt à mettre en place l’exploitation de la laine que les agriculteurs

    n’écoulaient plus, traitée et teinte par ses décoctions de plantes. Faire revivre les vieux métiers,

    en vivre modestement en mangeant les légumes de son jardin, en buvant l’eau de la source,

    captée au moyen de tuyaux de terre cuite dont le jardin était jonché, oubliés là au profit du PVC,

    leur convenait.

    Tout allait si bien ! Ils ont fondé la famille qu’ils rêvaient nombreuse. Gerdha, enceinte, se

    proposait d’accoucher en musique, près d’un grand feu de joie, avec tous les copains autour

    avec guitares et chansons...

    Mais cette terre accueillante avait un propriétaire. Un homme, fonctionnaire à la ville...

                                 Suite et fin demain, bonne soirée, bon réveil !

     

     


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  •  Le notaire et les petits garçons

     

    Un gros notaire en sa thébaïde planqué

    Tenait en ses mains un grimoire tout taché

    Le finaud malandrin, flairant un gros rapport

    L’aborda, doucereux, et lui chanta encor

    Eh ! bonjour maître Jean , ô roi des tabellions

    Que vous voici bien rose ! et tiens ! presque mignon !

    Et si ce lourd grimoire,

    Contient, ce que, de ma mémoire,

    Il contenait l’autre fois

    Vous êtes dans la... « merdre »

    Car je n’hésiterai pas à vous perdre.

    Le notaire, chafouin tel Raminagrobis

    Dressé, le lui montra : c’était l’histoire d’Ulysse.

    Eh ! ça ne suffit pas, ouvrez les autres pages

    Tout confus, le notaire soudain faisait son âge.

    Preste, le  malandrin sauta, fit un écart.

    Il heurta la reliure, de laquelle tomba

    Plein de petits garçons, tous nus, en pleins ébats.

    Que faisait-tu, tabellion, la semaine passée ?

    Je matais et c’est tout. Pardon, pas de fessée !

    Tu matais, j’en suis fort aise

    Tout est enregistré, maintenant !

     

     

    Le paon et les moutons

    fable

     

    Par devant un troupeau de moutons éblouis

    Un paon faisait la roue, jabotant, sûr de lui

    Des oh ! d’admiration parcouraient l’assistance

    Un chat, un chien, un merle évaluaient sa prestance

    Lui manœuvrait ses plumes en fonction du soleil,

    Afin de briller mieux, pour conserver l’éveil

    De la foule unanime à le trouver très beau...

    Ils badaient devant lui...A part un vieux corbeau

    Rigolard, hoquetant de rires et de moquerie.

    Personne ne comprenait la raison de ceci.

    C’est que, d’où il était, sa superbe perdue,

    Du seigneur on voyait... juste le trou du cul !

     Moralité

     Ne lorgnez pas seulement ce que voient les moutons,

    Il y a d’autres points de vue si vous n’êtes pas con

     

                                       Fin pour ce soir

     

     


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  • Pas d'histoire pour ce soir. A la place, Ma confession.

    Y gagnerez-vous à connaître ce qui me motive, le pourquoi du comment de ce qui me fait écrire?

    En êtes-vous curieux(ses) ?

     Bah tant pis pour vous, je vous raconte tout !

     

     

     Ceci est ma confession.

     J'avoue, j’écris.

    Quoi ? De tout, même des âneries.

    Aux yeux de certains, du moins.

    Et, cerise sur le gâteau, j’ai le culot d’éditer la plupart de ces âneries, sous forme de bouquins

    ni plus ni moins bien réalisés que d’autres. Et plutôt moins chers.

    Mais quelle est cette idée, pourquoi éditer ? L’argent ? La gloire ?

    Bien sûr que non. J’ai pratiqué d’autres métiers bien plus rentables. J’ai eu des succès plus évidents

    dans d’autres branches. Quant à la gloire, quelle idée saugrenue !

    Je n’écris pas les moellons avec lesquels construire les marches de la gloire, je raconte des

    histoires, drôles ou tendres, parfois terribles. Je suis une incorrigible bavarde, et une aussi

    incorrigible menteuse. J’écris des aventures qui ne sont pas vraies.

    Ohhhh ! Honte à moi !

    C’est que — vous n’allez pas me croire après ce que je viens d’avouer — je me suis aperçue qu’il

    existait d’autres mondes, imbriqués dans le nôtre, d’autres possibles simples, rien qu’avec les

    éléments dont nous disposons.

    Je fais benoîtement des reportages, ailleurs.

    Je laisse à d’autres le soin d’explorer l’au-delà des astres connus et inconnus, de recréer des

    guerres et des catastrophes inouïes, de fabriquer des zombies, des vampires, des serial-killers et

    des monstres cannibales.

    Je m’en garde, car une fois créée, une idée existe, même si elle ne se manifeste pas ici et

    maintenant. Je ne veux polluer personne. Ni dans ce monde, ni dans les autres.

    Ce n’est pas un jeu puéril qui me fait penser ainsi, c’est le fruit d’une longue expérimentation

    personnelle, que j’ai la fierté de voir rattrapée par la physique quantique. La physique classique

    donne aussi dernièrement bien des confirmations à mes  intuitions de poète.

    La recherche narcissique aussi m’échappe. Mes névroses, mes traumas enfantins, mes tragédies

    m’ont fabriquée, modelée et conduite à vous dire des contes. Deuxième degré bien assez

    impudique  que ces histoires concernant des personnages nés de moi telle que m’ont modelée les

    vents et marées de l’existence.

    Je ne suis pas, d’ailleurs, un bon sujet. Ma couleur et ma morphologie sont adaptées au pays où

    je sévis. Aucune souffrance ne m’a blessée à vie, ou alors j’ai oublié... Mon Je est assez moyen

    pour ne monter sur aucun piédestal, j’ai liquidé mon Oedipe, pardonné à ma mère et n’accuse

    personne d’autre que moi de mes erreurs.

    Bien nourrie de lectures, j’admire beaucoup et cite assez peu. Pourquoi ? Je sais ce que nous

    devons, ce que je dois aux géants qui nous ont précédés.

    Je sais que mes connaissances seraient solidement étayées par des guides prestigieux.

    Je sais aussi que des paroles, même fort sages, coupées de leur contexte, de l’ambiance de

    l’œuvre dont elles sont extraites, et même seulement ôtées de leur époque et de leur civilisation

    perdent beaucoup de leur sel et ne servent plus l’universel, mais uniquement le texte  de celui

    qui les emploie à son seul service.

    Mon opinion est certainement contestable, mais je m’y tiens, et si je pense un peu, au moins,

    c’est par moi-même.

    De plus, je pars toujours de l’autre point de vue. (Mais oui, il y en a toujours un autre.) Voilà une

    grave déviance dont je n’ai même pas honte ! Je la recommande !

    Voici tout ce dont je m’accuse, lecteur, lectrice. M’absoudras-tu de mes horribles péchés ?

    J’espère aussi que tu auras à cœur de lire sans a priori mes bouquins.

    Ne cherche pas le sensationnel, il n’y est pas. Cherche l’originalité, elle y est.

    Et puis, puéril ou pas, creuse un peu, il y a un sous-sol.

    J’y ai mis aussi beaucoup de considération pour ta sensibilité, pour ton intelligence.

    S’il te manque quelques références, ce n’est pas grave, c’est le cœur qui comprend.


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  •  Et je n'ai même pas changé les prénoms et les lieux.

    Pour une fois j'ai à peine romancé l'histoire de la belle Elise;

    Parfois, la réalité se fait meilleure scénariste que l'imagination.

     

    Tiens, v’là l’printemps qui passe !

     

    Elise, la fille du sabotier, était la plus jolie fille du village. Et sage, aussi. Ce n’était pas trop

    difficile, aucun des garçons de là-bas ne lui plaisait.  Elle regardait par dessus leur tête, plus haut,

    plus loin. Ils n’existaient pas.

    Elle n’assistait pas souvent aux bals du village. Ils avaient lieu dans la grande salle que possédait

    son oncle, à côté du café. Elle n’avait pas de mère pour l’y conduire. Ce n’était pas convenable de

    s’y présenter seule, toute parente qu’elle fut, elle n’y était pas chez elle. Son père aurait pu l'accompagner,

    mais ce veuf tourmenté ne sortait pas de son atelier, qu’il eut ou pas du travail urgent.

    Elle s’occupait de tenir la maison et cousait pour les dames aisées de la commune, en chantant

    comme un oiseau des airs entendus ça et là, vite retenus, auxquels elle imprimait, en véritable

    interprète, sa personnalité particulière.

    Comme elle cousait près de la fenêtre, à petits points bien fins avides de lumière, ses chansons

    s’envolaient sur les chemins, au gré du vent.

    Un Monsieur de Paris, de passage, entendit les envolées tout à fait à la mode de la belle voix un

    peu rauque de chanteuse réaliste, avec du sentiment et de l’originalité. Il voulut rencontrer Elise.

    Malgré sa joie et son émotion, elle y mit les formes convenables, écouta se créer un avenir

    possible, bien différent de sa petite vie villageoise, consciente de l’importance du virage qu’elle

    abordait et des précipices  à éviter. Elle chanta devant plusieurs personnages célèbres, 

    surmontant sa timidité de bon aloi ; Il devint nécessaire qu’elle vint à Paris. Une cousine âgée y

    résidait, qui l’accueillit chez elle avec plaisir. Elle rencontra plusieurs personnes nouvelles assez

    enthousiastes, prenant ses chances de carrière très au sérieux, ainsi qu’un professeur de chant,

    ce qui la rassura.

    Traversant la Seine, à pied, pour rentrer chez la cousine, dans sa mise modeste de jeune fille sage

    mais élégante sous un chapeau fleuri, elle entendit l’exclamation d’un quidam ébloui :

    — Tiens ! V'là l’printemps qui passe !

    Elle sourit pour elle-même et accrocha l’exclamation vive et sincère en exergue de sa vie qui

    prenait un si joli tour.

    Rentrée au village pour passer l’été, elle reprit ses aiguilles et ses chansons perdues au vent doux

    de Touraine, dans l’attente de sa nouvelle vie parisienne, et de ses débuts fixés à l’automne.

    Un régiment de cavalerie séjournait à la ville voisine.

    Un cavalier solitaire plein de charme aimait chevaucher alentour du village. Il entendit sa voix

    prenante et voulut la rencontrer.

    Et voici que la si sage jeune fille, pleine de retenue devant les offres de gloire, au comportement

    si convenable que les Messieurs de Paris avaient respecté sa prudence et son discernement, partit

    avec le beau cavalier, dans l’instant, sans plus réfléchir !

    Elle renia sa réputation, son honneur, l’avenir brillant qui s’offrait, l’amour et le respect de son

    père, l’admiration ou l’envie des autres filles du village, en un claquement de doigts.

    Un coup de foudre !

    Cependant, il l’épousa.  Et à la première permission, il l’emmena chez ses parents, en Corse.

    Là, elle fut reçue  comme une chienne par des parents hautains : une simple villageoise du

    continent avait séduit leur fils, brillant officier, s’était fait épouser et mettre enceinte,

    probablement en visant  la situation et la notoriété locale de l’orgueilleuse famille.

    Les apparences étaient contre elle. La fière Elise fit profil bas, confiante en l’amour de son beau

    cavalier. Celui-ci ne la défendait pas beaucoup. Pendant qu’elle vivait un enfer d’humiliations

    sous le joug de la noire mégère corse imbue de sa position sociale, de son fils et d’elle même,

    son séducteur galopait fièrement sur les terres où il avait grandi, admiré, jalousé et fat.

    Après la naissance de sa première fille (évidemment, une fille !) parmi ces étrangers hostiles,

    loin des siens et au milieu des débris de ses rêves de carrière dans la chanson, une affectation

    sur le continent lui redonna espoir. Ce fut pour elle une vie simple, dans une ville de garnison où

    il était difficile de rencontrer des gens fréquentables à son sens. Lui, son beau cavalier, en

    fréquentait beaucoup à qui elle n’aurait pas adressé la parole. Il sortait, menait une vie agitée de

    joueur et — elle s’en rendit vite compte — de séducteur.

    Elle se cloîtrait dans son appartement, attentive à sa petite fille. Quand il était là, l’officier de

    cavalerie, entre deux cavalcades, rattrapait avec son charme et ses belles paroles ce qui

    s’effilochait d’amour dans le cœur complaisant de sa belle, faisait de belles promesses, colorait

    l’avenir en rose et soufflait sur les braises vives de l’amour éperdu qu’elle lui portait. Puis il filait

    de table de jeu en bras lascifs, et perdait ce qui aurait dû assurer une vie convenable à sa petite

    famille.

    Dépourvue, Elise reprit discrètement quelques travaux rémunérés, freinée par sa situation de

    femme d’officier et sa nouvelle grossesse. De garnison en garnison, il lui fit ainsi quatre enfants

    dans la gêne et l’insécurité.

    Jamais la famille corse ne s’enquit des enfants autrement que pour s’assurer qu’ils portaient bien

    les prénoms traditionnels, et ils les portaient, scrupuleusement.

    Ce fut le seul scrupule que ressentait son beau cavalier, qu’elle continuait d’aimer, qu’il fut

    présent ou non.

    Un jour, sous le climat frais et humide de la Normandie où il avait été affecté, il disparut pour de

    bon. Il ne revint pas. En même temps que lui, la caisse du régiment avait disparu, ainsi que son

    honneur noyé dans les dettes de jeu.

    On connaît les profondeurs du maquis corse et ce qu’elles peuvent procurer  d’abri aux enfants

    du pays, même dévoyés.

    Personne ne se souciait de la pauvre Elise, seule avec ses quatre petits. L’armée, bernée, aurait

    presque poursuivi l’abandonnée pour rembourser le montant volé, ce n’était pas pour l’aider...

    Personne ? Si. Un homme, éperdument amoureux de la jolie maman, qui le repoussait tristement

    à chaque approche.

    Il n’avait pas peur de l’opprobre tombé sur Elise. Il était le fils d’une femme de tout le monde,

    là-bas, en Bretagne. Fils de pute dans la dévote campagne bretonne est un sacré handicap. Le

    porter vous trempe un homme s’il n’en est pas détruit.

    Il aimait et aidait sa mère, qu’il ne jugeait pas, avait pu être admis chez les Compagnons du

    Devoir et y était devenu compagnon charpentier. Il y avait acquis le sens aigu de la justice, du

    progrès social, la droiture et le respect. Il avait de la prestance, des moustaches conquérantes et

    portait avec aisance le largeot de velours noir. Un mètre pliant jaune et un crayon rouge dans la

    poche spéciale de côté ne le quittaient pas, emblèmes de son respectable métier.

    Elise, malgré  les qualités de cet homme droit et bon, continuait d’aimer le misérable cavalier

    envolé, père de ses enfants, et repoussait ses avances. Toutefois, comme il avait entrepris de

    prendre en charge cette famille abandonnée, elle eut à plusieurs reprises l’occasion de l’admirer

    et de le remercier. Mais en amis. Elle ne tolérait pas un mot, pas un geste en rapport avec

    l’amour qu’il lui avait déclaré. Elle mettait un point d’honneur à ce que ses petits soient plus

    propres, mieux tenus et plus polis que les autres et se tuait aux durs travaux pour entretenir sa

    nichée.

    Aucun trait de sa peine non plus sur son visage toujours aussi joli, aucune trace de capitulation

    sur son corps fier et droit.

    Elle portait parfois le chapeau fleuri de ses espoirs parisiens, et lorsqu’elle se voyait dans des

    vitrines ou des miroirs, elle se sentait mériter encore l’exclamation du titi parisien :

    — Tiens ! V’là l’printemps qui passe !

    Alphonse le charpentier luttait, avec ses camarades pour plus de justice sociale. Il était considéré

    comme un « rouge » par les dames qui faisaient travailler Elise, et elle avait honte de le

    fréquenter. Pourtant, elle savait bien qu’elle était, elle aussi, victime de l’injustice. Le divorce avait

    été demandé par la famille corse, et elle se rendait compte de son impuissance à résister aux

    attaques de ces gens riches et considérés, qui faisaient fi des enfants, de la malhonnêteté de leur

    fils et de l’abandon de famille. En cette occurrence, Alphonse l’assista de toutes ses forces, mais

    leurs volontés jointes pesaient peu.

    Alphonse, une fois prononcé le divorce, lui réitéra ses déclarations d’amour, et la demanda en

    mariage, officiellement.

    Elise refusa tout net.

    Elle arguait de son amour intact pour le cavalier malhonnête, à qui elle trouvait sinon des excuses,

    du moins des circonstances atténuantes. Pourtant, en le refusant, elle pensait bien perdre

    l’assistance de cet ami fidèle. Elle savait combien une famille normale était l’objet de ses vœux

    les plus secrets, afin d’effacer l’indignité de son enfance honteuse et de repartir vers l’avenir d’un

    bon pied. La dureté de son refus et du rejet de son amour libèrerait peut-être ce bel homme pour

    le diriger vers l’accomplissement de ses projets ? Elle refusait d’être un boulet au pied de cet être

    bon et fidèle. Lui ne l’entendait pas de cette oreille. Il l’aimait !

    Elle lui redit la vérité : elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais d’amour, ne voulait pas d’un

    autre enfant, son cœur restait acquis à son beau cavalier. Elle acceptait la vie commune, malgré

    l’opprobre de vivre « à la colle » selon le joli qualificatif en usage, mais refusait de l’épouser.

    Elle acceptait son aide à sens unique, du bout des lèvres. Il s’en contenta, à la stupéfaction d’Elise,

    qui pensait le voir fuir.

    Adoucie, elle accepta le mariage, civil,  semi clandestin, seulement pour qu’il put donner son nom

    à la femme qu’il aimait.

    Il éleva la nichée de l’autre avec ses propres valeurs, travailla dur pour eux, ne fut jamais aimé

    d’amour. Les enfants le respectèrent. L’aimèrent-ils ?

    Le chapeau fleuri et le printemps fanèrent. Elle avait gardé sa voix de chanteuse réaliste,

    et exaltait encore plus des sentiments de souffrance qu’elle connaissait bien, dans ces chansons

    tragiques.

    Alphonse le fidèle resta là, aida les enfants autant qu’elle le laissa faire.

    Fidèle, elle aussi, à son seul amour, elle le rudoya souvent, ne lui offrit jamais de tendresse,

    discuta sa façon de faire auprès des enfants sans jamais qu’il répliquât qu’il valait mieux, comme

    modèle, que leur vrai père. L’envie dut le démanger.

    Charpentier aguerri, très demandé, il ne manqua jamais de travail. Il continuait à fréquenter le

    compagnonnage, et à revendiquer des couvertures sociales basiques sans obtenir grand-chose.

    Il fut victime de ce qu’il revendiquait : la chute du haut d’un toit, grave, la blessure invalidante.

    Plus de travail et rien en  compensation. Aucune aide.  Les enfants étaient élevés, mariés tant

    bien que mal. Elise seule fut à nouveau victime de ce coup du sort. Elle reprit ses travaux les plus

    durs, lessives, ménages et raccommodages  et le fit vivre le temps qu’il reprenne des forces.

    Lui aussi chercha de petits boulots que lui permettaient son torse enfoncé et sa respiration difficile.

    Chacun béquille de l’autre, cahin-caha, ils s’acheminèrent vers la vieillesse.

    Elle était de temps en temps visitée par le curé qui avait compris qu’elle redoutait de se voir

    refuser l’inhumation en terre sacrée, puisqu’elle vivait dans le péché. Divorcée, son mariage avec

    Alphonse n’était que civil. Le vieux communiste à la laïcité inflexible  accepta que le curé les

    mariât secrètement, à leur domicile. Il unit donc le mécréant dont il admirait la droiture à la

    malheureuse entêtée qui avait dû confesser une vie entière de péchés  dont elle n’envisageait

    pas de se repentir. Il fit une moyenne entre les vertus d’Alphonse et la sincérité  d’Elise et laissa

    le bon Dieu se débrouiller avec son arrangement

    Tous deux vivotaient en attendant que la mort veuille bien les délivrer de leurs douleurs,

    physiques ou morales, sûrs à présent de se retrouver au Paradis. Alphonse ne croyait pas au

    Paradis mais ne pouvait non plus envisager d’être séparé d’Elise.

    Elise sentait son cœur fondre aux côtés d’Alphonse qui respirait si mal. Un amour timide et

    désincarné naissait, quand Alphonse mourut.

    Elise constata alors combien cet amour fragile devenait fort, aussi fort que son violent chagrin.

    Tout, soudain, s’écroulait.

    Puis il y eut l’enterrement.  On vit alors qui était cet homme modeste assez isolé depuis son

    accident.

    D’abord il y eut la bénédiction, et les amis d’Alphonse se découvrirent respectueusement devant

    les enseignes de cette religion qu’ils combattaient. Tout le quartier et bien au-delà s’était  dérangé

    pour rendre hommage à cet homme estimé, à ce bon travailleur, à ce héros de la guerre, dont les

    décorations prestigieuses précédèrent le très long cortège sur des coussins de velours. La plupart,

    sauf ses frères d’armes, tous présents en uniforme et décorations, ignoraient sa belle conduite au

    combat. Puis les Compagnons, bâtons et rubans déployés, pratiquèrent rites et cérémonies.

    Ils n’auraient pas voulu manquer de glorifier leur frère fidèle, engagé dans la défense de droits

    que sa mort illustrait mieux que tout. Sous ses voiles de veuve, Elise était éblouie par ce qui se

    passait sous ses yeux rougis, consolée, rassérénée par la grandeur reconnue du discret

    charpentier.

    Elle ignorait tout de ce glorieux passé. Il ne s’en était même pas servi pour gagner son amour.

    La belle Elise, toute désignée pour une belle carrière de chanteuse qu’elle fut, finit sa vie en

    remuant cendres et souvenirs.  Elle me chanta de son émouvante voix rauque des bribes de

    chansons tristes d’un autre âge, me montra les papiers terribles de son divorce, et me raconta

    sa jeunesse et l’épisode du chapeau fleuri avec un sourire édenté plein de fierté. Elle tut toute la

    période où ses enfants naquirent puis grandirent, et le reste, je l’ai vu : sa peine à travailler dur,

    sa dignité, sa pauvreté, le respect des enfants même adultes pour Alphonse, qui réglait les

    conflits avec sa casquette et l’impensable cérémonie des obsèques grandioses du modeste ouvrier

    au grand cœur.

    — « Tiens, v’là l’printemps qui passe ! »

    Tu ne savais pas, parisien gouailleur, ce qui attendait la belle, de l’autre côté du pont.

                                                                       FIN


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  • Oh, je sais. Je suis bien loin des mauvais sentiments là !

     Mais très prochainement vous saurez pourquoi

     

    Petit Homme 2

    —  Laissons cela… As-tu pensé à ton vœu ? Sinon, penses-y maintenant, le temps chemine. Veux-tu la jeunesse ? Je te l’offre. 

    —  Vous pouvez vraiment cela ? Redevenir un jeune homme…Revivre ma vie…Quelle tentation ! 

    —  N’oublie pas la condition. C’est seulement ta vie qui est concernée. Tu redeviendras un jeune

    homme dans le monde d’à présent. Tu devras vivre un autre destin.

    —  Je pensais seulement que cela me permettrait de revoir ma pauvre femme, qui m’a si tôt laissé

    pour aller habiter les nuages… 

    —  Je sens ton cœur bien lourd, en effet. Cela n’est pas possible. La condition est inexorable.

    Cependant, je peux quelque chose pour toi. Oh !  Bien peu, en ce cas : je te promets de t’envoyer

    des rêves où tu la reverras ! Vous aurez encore de douces nuits… La voix de l’homme se mouillait.

    —  Oh ! Merci ! Me voici comblé ! 

    —  Oui, mais ça, c’est un cadeau personnel. Le Patron n’en saura rien. Maintenant, ton vœu.

    Allons : la jeunesse ! Qui résisterait à une offre pareille ! 

    — Votre cadeau personnel me fait un tel plaisir. Non merci, rien d’autre.

    —  Allons ! Imagine ! Sentir tes membres souples, affranchis de douleurs, ta peau fraîche et

    tendue sur de beaux muscles saillants ! Tu ne te souviens même plus du vrai contour des choses,

    maintenant que ta vue a baissé. Et ce souffle d’amour tout puissant qui t’empoignait auprès des

    jolies filles ! Souviens-toi du vent dans ta chevelure drue, de la joie qui t’enfiévrait sans raison à

    la moindre sensation ! Préfère-tu tes tristes cheveux gris et les rides qui froissent ton visage ?

    Songe-tu que l’échéance approche, que je peux la faire reculer d’un grand bond ?

    Le petit homme, méditatif, écoutait avec grande attention. Il prit calmement la parole :

    —  Je me souviens bien de ma jeunesse. Toutes les sensations dont vous parlez, je les ai connues.

    Il est vrai que je laisserais bien volontiers les douleurs qui me tordent les os. Mais je me souviens

    aussi qu’il fut bien dur de passer de l’enfance insouciante à l’adolescence préoccupée, bien difficile

    de construire une vie honnête et heureuse pour ma chère femme qu’il fut si doux d’aimer.

    Je la vis ensuite malade, et je devais l’abandonner à ses souffrances des heures entières pour aller

    gagner de quoi acheter ses remèdes, alors que je savais notre temps compté. Je l’ai vu s’éteindre

    et suis resté seul, ayant tout perdu avec elle. J’ai dû voir aussi se consumer mon père, puis ma

    mère, avec toute la douleur qu’éprouve un fils à voir se dégrader ceux qui incarnaient le chêne

    sur qui s’appuyer. J’ai tenu, j’ai lutté, mes rides ont chacune leur histoire. J’y tiens, je les garde.

    J’ai réussi, au travers des peines et des joies, à me garder actif , aimable et attentif aux autres.

    Mon bonheur et ma fierté sont de n’avoir jamais nui à quiconque, au moins à ma connaissance.

    J’aurais peut-être, eu, en acceptant votre offre, une vie plus favorisée. Mais jamais je ne pourrais

    aimer une femme comme j’ai aimé ma pauvre Marguerite, et, sans elle, peut-être deviendrais-je

    un homme pour qui j’aurais peu d’estime. Je ne veux pas prendre ce risque. La vie est bien faite,

    qui fait baisser la vue des hommes pour qu’ils ne se voient pas bien vieillir, et brouille leur

    connaissance pour qu’ils ne se sentent pas mourir. Quand ce que vous appelez l’échéance et que

    je nomme sans crainte la Mort ma prendra, je serai fatigué et content du repos offert.

    Sans compter la petite espérance tenace de retrouver ceux que j’aime…

    —  Ainsi, tu me refuses  ce qui ferait faire des bassesses , voire commettre des crimes… Tu es

    vraiment un sage, petit homme !

    Je le savais, puisque je t’ai été envoyé, mais le calme peu commun avec lequel tu argumentes

    ton refus me donne à penser que j’ai été bien dirigé.                                             

    Tu peux sans changer ce que tu es, accepter au moins la fortune ! Adoucir tes prochains jours,

    chauffer tes douleurs au soleil des tropiques. Porter de beaux habits et connaître le monde

    n’empêche pas de rester un homme estimable à ses propres yeux, et rapporte de nombreux amis.

    N’aimerais-tu pas avoir de nombreux amis ? 

    —  La fortune fait venir les amis, dites-vous ? Quelle sorte d’amis sont-ce là qui aiment en nous la

    richesse ? Les quelques amis que j’ai sans opulence aucune me sont chers et, pour eux et

    quelques personnes en difficulté de ma connaissance, pour quelques malheurs humains dont la

    solution tient à la fortune, me voici tenté par cette proposition. Foin de voyages exotiques et de

    palaces dont on doit se lasser dès que la nouveauté en est usée. J’ai appris à aimer mon petit

    territoire  limité à la distance que je peux arpenter en une journée. A force de travail, j’ai rendu

    ma maison confortable. Elle est mienne et je m’y sens bien. Il me semble que les objets de bois

    que je sculpte les soirs d’hiver pour me distraire valent bien des œuvres plus sophistiquées,

    parce que  mes pensées, qui ont accompagné chaque coup de ciseau y restent présentes, et font

    écho lorsque je les regarde. Non, je n’ai vraiment besoin de rien. Connaître le monde, dites-vous ?

    Vous qui le connaissez, savez-vous des endroits plus charmants  et plus amicaux que le petit pont

    romain où nous nous sommes connus ? j’y viens souvent, à chaque fois j’y découvre des choses

    étonnantes. Cette clairière aussi est délicieuse… A votre avis, dois-je regretter le vaste monde ? 

    —  Le monde est vaste, en effet et plein de coins charmants comme ici. Certains sont plus

    grandioses, d’autres plus étonnants, d’autres encore  précieux, fragiles et pour cela attachants.

    Mais ce qui compte c’est d’appartenir, où que l’on soit, à cette race dont tu fais partie qui sait voir

    et sentir un pays avec son cœur et toute sa sollicitude. Tu vis au pays de ton âme, petit homme,

    et tu es correctement placé. Je retire mes propositions de voyage.

    —  Alors, je fais le vœu de recevoir la fortune. Sans changer rien à mes habitudes, pouvez-vous

    en faire bénéficier mes amis, des pauvres et des œuvres charitables ? Et soyez grandement

    remercié, vous et Qui vous envoie, que vous me nommerez peut-être ?

    —  Tsss Tsss ! Tu vas être tellement déçu ! Impossible d’accéder à ta demande.

    Cette fortune n’est que pour toi. Tu ne peux en faire bénéficier personne d’autre, et si tu

    transgressais cet interdit, l’argent ou les biens que tu procurerais ainsi fondraient, se dissoudraient,

    disparaîtraient par différents moyens insoupçonnables, mais efficaces. 

    —  C’est irrévocable ? Impossible ? Alors, pas de fortune ! C’est bien dommage de renoncer aux

    secours que mon imagination commençait à dispenser.

    —  Il te reste la gloire, la puissance ! Je te donne le pouvoir d’être adulé des foules. Tu seras

    célèbre et acclamé mondialement ! 

    —  Là aussi je gagnerais des amis !…Des ennemis aussi, d’ailleurs !…Et je devrais me méfier

    encore plus des premiers  que des seconds !… 

    —  Te voilà bien amer. Il est grisant de se sentir aimé de tous. La puissance et la gloire ont

    gouverné les âmes depuis la nuit des temps. Beaucoup ont trahi, vendu leur mère, opprimé

    des peuples pour obtenir seulement le quart de la moitié de ce que je peux mettre à tes pieds.

    —  Je suppose que la clause irrévocable joue en ce cas également, et empêche que je me serve

    de ce don pour promulguer des lois justes qui soulagent les maux du monde, que j’entraîne les

    foules à faire le bien. Tous mes efforts en ce sens avorteraient, n’est-ce pas ?

    —  C’est vrai. Tu ne pourrais pas changer le destin  de tes contemporains malgré toute ta gloire

    car il est indispensable de respecter leur libre arbitre, et le seul bénéfice serait  tien. Mais qu’as-tu ?

    Tu parais hostile tout à coup. Ton regard me glace. Ne sommes-nous plus amis ?

    Le petit homme baissa la tête. Ses épaules s’étaient affaissées. Lui si naturel semblait vaincu et

    gêné.

    —  Je suis troublé. Vous avez étalé devant moi tout ce que peuvent des valeurs dont j’avais

    négligé la puissance. Je comprends à présent pourquoi on me nomme « petit homme ». Rien de

    grand, de fameux ou d’efficace au moins n’est sorti de moi et de la pauvre vie que j’ai menée

    égoïstement, préoccupé de mon microcosme et ne souffrant pas des misères du monde.

    Vous vouliez me récompenser de ma droiture. Vous n’avez fait que me tenter avec des leurres

    mirifiques, mais inacceptables. Une question me taraude depuis un moment : Qui êtes-vous, vous

    qui savez si bien vanter ces trésors qui me paraissent d’autant plus méprisables qu’ils auraient été

    fantastiques pour en user fraternellement ? Quel nom porte votre personnage presque

    tout-puissant et éminemment tentateur ? Les genêts derrière vous embaument, mais c’est le

    soufre que je crois sentir ! Démasquez-vous et laissez-moi, si c’est le cas ! C’est bien assez de

    me laisser cette étendue de remords et d’avoir fait mourir la petite philosophie qui me rendait

    content des autres et de moi !

    —  Petit homme, tu me surestime. J’ai été tentateur, il est vrai, mais à la façon d’un camelot,

    guère plus. Il est de grands personnages que celui auquel tu pense a tenté, mais ce fut bien

    autre chose. Je suis, ce que je t’ai dit :un voyageur du temps et de l’espace. Un émissaire aussi,

    un messager. Nous sommes quelques uns à arpenter ainsi les siècles et les mondes.

    Il y a derrière nous toute une administration  qui t’étonnerait. Pour ce qui te concerne, j’ai été

    envoyé vers toi comme je te l’ai dit, parce que tu es un cœur pur. Je n’en cherchais pas une

    confirmation inutile, j’étais chargé de te faire connaître tout un côté de la charité que tu ignorais

    sans que tu en fusses coupable. Quelle meilleure façon de te faire rapidement prendre conscience

    de tout ce à quoi tu ne pensais jamais que de te l’offrir et de te le reprendre ?

    Cette prise de conscience va peut-être gâcher ton existence actuelle, j’en suis navré, car ta vie

    me plaît bien telle qu’elle est. Mais nous avons besoin de toi, pour te joindre à tant d’autres et

    nous aider dans le grand antagonisme des mondes.

    La lune était  devenue petite, brillante et dure. Sa lumière limpide découpait des ombres nettes

    dans la clairière illuminée comme une scène sous les projecteurs. Un silence vivant enchâssait la

    longue tirade du voyageur, lui conférant la portée d’une révélation initiatique.

    Du moins le petit homme le ressentait ainsi, qui découvrait dans ce discours  la distance entre la

    simplicité de sa représentation du monde et les infinis évoqués. Et pourtant, on avait besoin de

    lui ! Quel vertige !

    Le voyageur reprit la parole :

    —  Je vois qu’il faut que je t’explique encore le pourquoi et le comment ! C’est un travers que tu

    partage avec tant des habitants de cette planète. Mais qu’y puis-je ? 

    Le conflit entre la lumière et les ténèbres, pour faire très simple entre le bien et le mal, est la

    condition de la pérennité des mondes.

    Tout est du domaine de la pensée, qui est une énergie dont tu ne soupçonne pas la puissance.

    Si tu es avec nous, si tu veux participer à l’action des forces de lumière, maintenir l’équilibre

    créateur tout en assurant la prééminence du bien, rejoins-nous. Il suffit que tu maintiennes l’état

    de pureté de ton cœur, et qu’en toute conscience tu pries en songeant aux malheurs que tu

    déplores et voudrais soulager. Prier veut dire que tu forme avec d’autres de toutes origines qui

    feront comme toi une énergie capable de lutter contre les douleurs, les peines, les catastrophes,

    tout ce que produisent les forces des ténèbres. Tu serais stupéfait  si je pouvais te donner, en

    chiffres de votre science actuelle la puissance ainsi créée. 

     —  Serait-ce aussi simple que ça ? Est-ce vraiment suffisant ? 

     —  Ça l’est. Je suis venu te révéler un des secrets du monde et tu le trouve trop simple !

    En attendant, petit homme, tu dois toujours émettre un souhait, que j’exaucerai pour toi. As-tu

    trouvé quelque chose qui te ferait vraiment plaisir ? Je ne te suggère plus rien, mais il faut te

    décider… 

     — Je crois, oui. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans un hameau assez éloigné un pommier

    extraordinaire  donnant des pommes grosses, rouges, mais surtout succulentes. Ma mère en

    achetait quelques unes qu’elle conservait jalousement au fruitier.

    Si j’avais été très sage, ou brillant à l’école, ou bien pour mon anniversaire, je trouvais une de

    ces pommes fantastiques dans  mon assiette . La tradition dura longtemps et, jeune homme,

    je gardais pour Marguerite ces délices, mais elle voulait que nous les partagions. Ce furent des

    moments merveilleux. Puis le pommier devenu vieux mourut sans descendance , car personne

    n’avait songé à conserver quelques graines ou un greffon. Il n’existe plus depuis bien longtemps.

    Je ne vous demandera pas le pommier, à cause de cette terrible clause restrictive, car je ne peux

    promettre de les manger toutes moi-même, mais si vous  qui pouvez tant de choses

    extraordinaires me donniez une de ces pommes, je serais le plus heureux. Voyez que je ne suis

    pas si facile à contenter, car c’est un miracle que je demande là ! 

    — Tu refuses la gloire, la fortune, la jeunesse et tu veux une pomme qui soit un miracle !

    Tu es un drôle de petit homme ! Je t’estime et suis ravi d’avoir fait ta connaissance. S’il m’arrive,

    pour le service, de retourner dans les parages de ton époque et de ton pays, je te rendrai visite

    avec beaucoup de plaisir. Finalement, nous avons passé une soirée agréable dans cette jolie

    clairière .

    La lune avait décliné et les grands arbres dispensaient une nuit plus noire qui gagnait en surface

    d’instant en instant. Un petit nuage tout rond commença à masquer l’astre brillant. Dans la

    pénombre épaissie, le petit homme sentit le vent et le frôlement de plumes du grand salut que

    lui fit le voyageur, entendit son adieu au plus opaque de la nuit, puis la lumière, démasquée

    réapparut.

    Bien sûr, aucun indice du chemin pris par le voyageur d’un autre temps, aucune branche dérangée,

    aucun craquement de bois mort n’était perceptible.

    Petit homme lui dit adieu dans son cœur. En se levant pour partir, il découvrit sur le banc de

    pierre, à la place que venait de quitter son compagnon, une merveilleuse pomme rouge en tous

    points semblable à celles de son enfance. Il se sentit heureux. Sa pomme à la main, il plongea

    courageusement dans le taillis qu’ils avaient traversé en venant. Les branches s’écartaient d’elles

    mêmes et sa progression fut aisée. Il comprit qu’il ne serait plus jamais seul devant les difficultés.

    Rasséréné et plein de gratitude, il reprit le chemin de  sa maisonnette, pas très éloignée.

    Longeant la haie qui bordait son jardin, il fut alerté d’un changement. La porte passée, il vit un

    gros pommier tout en fleurs dans un angle parfaitement approprié, resplendissant de l’éclat que

    lui dispensait l’astre des nuits à présent de ce côté.

    Il remercia avec ferveur le messager et son ou ses commanditaires, ainsi que tous les mystères

    cachés derrière, et s’aperçut brusquement que cette journée étrange l’avait fort fatigué.

    Il tombait de sommeil.

    Il plaça sa pomme sur la table de nuit pour la voir au réveil, et à peine étendu, sombra dans un

    sommeil profond. Il passa une délicieuse nuit avec sa chère femme, qui vint plusieurs fois le

    visiter en rêve.

    Il eut honte de se réveiller quand le soleil était déjà haut dans le ciel Sa pomme luisait doucement

    à côté de lui. Il la prit en main, et bien qu’il en eut grande envie, n’osa la croquer.

    Il sortit bien vite au jardin, admira son pommier bruissant d’abeilles. Il en examina le pied : l’arbre

    semblait planté depuis des lustres, un gazon follet recouvrait la terre qui aurait dû être

    fraîchement remuée. Son incrédulité finit de céder devant tant de prodiges. Il sut qu’il avait la foi,

    qu’à présent son existence avait un sens.

    Sur le joli pont romain aux pierres mangées de mousses  et de fougères est assis le petit homme.

    Jambes pendantes, il a les yeux perdus dans le bleu du ciel et ses  paumes ouvertes sont tendues

    vers un ailleurs infini. Il prie de toute son âme et sa méditation n’est plus vaine.

    A côté de lui, sur le muret, il y a une grosse pomme rouge. Soudain, il sursaute légèrement : il a

    senti contre sa joue le frôlement de drôles de plumes frisées, tandis que s’inclinent les pâquerettes

    du chemin.

    — « Au revoir mon ami, navigateur de l’espace et du temps ! Bon voyage ! »

                                                                  FIN

     

     


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