• Tiens! V'là l'printemps qui passe!

     Et je n'ai même pas changé les prénoms et les lieux.

    Pour une fois j'ai à peine romancé l'histoire de la belle Elise;

    Parfois, la réalité se fait meilleure scénariste que l'imagination.

     

    Tiens, v’là l’printemps qui passe !

     

    Elise, la fille du sabotier, était la plus jolie fille du village. Et sage, aussi. Ce n’était pas trop

    difficile, aucun des garçons de là-bas ne lui plaisait.  Elle regardait par dessus leur tête, plus haut,

    plus loin. Ils n’existaient pas.

    Elle n’assistait pas souvent aux bals du village. Ils avaient lieu dans la grande salle que possédait

    son oncle, à côté du café. Elle n’avait pas de mère pour l’y conduire. Ce n’était pas convenable de

    s’y présenter seule, toute parente qu’elle fut, elle n’y était pas chez elle. Son père aurait pu l'accompagner,

    mais ce veuf tourmenté ne sortait pas de son atelier, qu’il eut ou pas du travail urgent.

    Elle s’occupait de tenir la maison et cousait pour les dames aisées de la commune, en chantant

    comme un oiseau des airs entendus ça et là, vite retenus, auxquels elle imprimait, en véritable

    interprète, sa personnalité particulière.

    Comme elle cousait près de la fenêtre, à petits points bien fins avides de lumière, ses chansons

    s’envolaient sur les chemins, au gré du vent.

    Un Monsieur de Paris, de passage, entendit les envolées tout à fait à la mode de la belle voix un

    peu rauque de chanteuse réaliste, avec du sentiment et de l’originalité. Il voulut rencontrer Elise.

    Malgré sa joie et son émotion, elle y mit les formes convenables, écouta se créer un avenir

    possible, bien différent de sa petite vie villageoise, consciente de l’importance du virage qu’elle

    abordait et des précipices  à éviter. Elle chanta devant plusieurs personnages célèbres, 

    surmontant sa timidité de bon aloi ; Il devint nécessaire qu’elle vint à Paris. Une cousine âgée y

    résidait, qui l’accueillit chez elle avec plaisir. Elle rencontra plusieurs personnes nouvelles assez

    enthousiastes, prenant ses chances de carrière très au sérieux, ainsi qu’un professeur de chant,

    ce qui la rassura.

    Traversant la Seine, à pied, pour rentrer chez la cousine, dans sa mise modeste de jeune fille sage

    mais élégante sous un chapeau fleuri, elle entendit l’exclamation d’un quidam ébloui :

    — Tiens ! V'là l’printemps qui passe !

    Elle sourit pour elle-même et accrocha l’exclamation vive et sincère en exergue de sa vie qui

    prenait un si joli tour.

    Rentrée au village pour passer l’été, elle reprit ses aiguilles et ses chansons perdues au vent doux

    de Touraine, dans l’attente de sa nouvelle vie parisienne, et de ses débuts fixés à l’automne.

    Un régiment de cavalerie séjournait à la ville voisine.

    Un cavalier solitaire plein de charme aimait chevaucher alentour du village. Il entendit sa voix

    prenante et voulut la rencontrer.

    Et voici que la si sage jeune fille, pleine de retenue devant les offres de gloire, au comportement

    si convenable que les Messieurs de Paris avaient respecté sa prudence et son discernement, partit

    avec le beau cavalier, dans l’instant, sans plus réfléchir !

    Elle renia sa réputation, son honneur, l’avenir brillant qui s’offrait, l’amour et le respect de son

    père, l’admiration ou l’envie des autres filles du village, en un claquement de doigts.

    Un coup de foudre !

    Cependant, il l’épousa.  Et à la première permission, il l’emmena chez ses parents, en Corse.

    Là, elle fut reçue  comme une chienne par des parents hautains : une simple villageoise du

    continent avait séduit leur fils, brillant officier, s’était fait épouser et mettre enceinte,

    probablement en visant  la situation et la notoriété locale de l’orgueilleuse famille.

    Les apparences étaient contre elle. La fière Elise fit profil bas, confiante en l’amour de son beau

    cavalier. Celui-ci ne la défendait pas beaucoup. Pendant qu’elle vivait un enfer d’humiliations

    sous le joug de la noire mégère corse imbue de sa position sociale, de son fils et d’elle même,

    son séducteur galopait fièrement sur les terres où il avait grandi, admiré, jalousé et fat.

    Après la naissance de sa première fille (évidemment, une fille !) parmi ces étrangers hostiles,

    loin des siens et au milieu des débris de ses rêves de carrière dans la chanson, une affectation

    sur le continent lui redonna espoir. Ce fut pour elle une vie simple, dans une ville de garnison où

    il était difficile de rencontrer des gens fréquentables à son sens. Lui, son beau cavalier, en

    fréquentait beaucoup à qui elle n’aurait pas adressé la parole. Il sortait, menait une vie agitée de

    joueur et — elle s’en rendit vite compte — de séducteur.

    Elle se cloîtrait dans son appartement, attentive à sa petite fille. Quand il était là, l’officier de

    cavalerie, entre deux cavalcades, rattrapait avec son charme et ses belles paroles ce qui

    s’effilochait d’amour dans le cœur complaisant de sa belle, faisait de belles promesses, colorait

    l’avenir en rose et soufflait sur les braises vives de l’amour éperdu qu’elle lui portait. Puis il filait

    de table de jeu en bras lascifs, et perdait ce qui aurait dû assurer une vie convenable à sa petite

    famille.

    Dépourvue, Elise reprit discrètement quelques travaux rémunérés, freinée par sa situation de

    femme d’officier et sa nouvelle grossesse. De garnison en garnison, il lui fit ainsi quatre enfants

    dans la gêne et l’insécurité.

    Jamais la famille corse ne s’enquit des enfants autrement que pour s’assurer qu’ils portaient bien

    les prénoms traditionnels, et ils les portaient, scrupuleusement.

    Ce fut le seul scrupule que ressentait son beau cavalier, qu’elle continuait d’aimer, qu’il fut

    présent ou non.

    Un jour, sous le climat frais et humide de la Normandie où il avait été affecté, il disparut pour de

    bon. Il ne revint pas. En même temps que lui, la caisse du régiment avait disparu, ainsi que son

    honneur noyé dans les dettes de jeu.

    On connaît les profondeurs du maquis corse et ce qu’elles peuvent procurer  d’abri aux enfants

    du pays, même dévoyés.

    Personne ne se souciait de la pauvre Elise, seule avec ses quatre petits. L’armée, bernée, aurait

    presque poursuivi l’abandonnée pour rembourser le montant volé, ce n’était pas pour l’aider...

    Personne ? Si. Un homme, éperdument amoureux de la jolie maman, qui le repoussait tristement

    à chaque approche.

    Il n’avait pas peur de l’opprobre tombé sur Elise. Il était le fils d’une femme de tout le monde,

    là-bas, en Bretagne. Fils de pute dans la dévote campagne bretonne est un sacré handicap. Le

    porter vous trempe un homme s’il n’en est pas détruit.

    Il aimait et aidait sa mère, qu’il ne jugeait pas, avait pu être admis chez les Compagnons du

    Devoir et y était devenu compagnon charpentier. Il y avait acquis le sens aigu de la justice, du

    progrès social, la droiture et le respect. Il avait de la prestance, des moustaches conquérantes et

    portait avec aisance le largeot de velours noir. Un mètre pliant jaune et un crayon rouge dans la

    poche spéciale de côté ne le quittaient pas, emblèmes de son respectable métier.

    Elise, malgré  les qualités de cet homme droit et bon, continuait d’aimer le misérable cavalier

    envolé, père de ses enfants, et repoussait ses avances. Toutefois, comme il avait entrepris de

    prendre en charge cette famille abandonnée, elle eut à plusieurs reprises l’occasion de l’admirer

    et de le remercier. Mais en amis. Elle ne tolérait pas un mot, pas un geste en rapport avec

    l’amour qu’il lui avait déclaré. Elle mettait un point d’honneur à ce que ses petits soient plus

    propres, mieux tenus et plus polis que les autres et se tuait aux durs travaux pour entretenir sa

    nichée.

    Aucun trait de sa peine non plus sur son visage toujours aussi joli, aucune trace de capitulation

    sur son corps fier et droit.

    Elle portait parfois le chapeau fleuri de ses espoirs parisiens, et lorsqu’elle se voyait dans des

    vitrines ou des miroirs, elle se sentait mériter encore l’exclamation du titi parisien :

    — Tiens ! V’là l’printemps qui passe !

    Alphonse le charpentier luttait, avec ses camarades pour plus de justice sociale. Il était considéré

    comme un « rouge » par les dames qui faisaient travailler Elise, et elle avait honte de le

    fréquenter. Pourtant, elle savait bien qu’elle était, elle aussi, victime de l’injustice. Le divorce avait

    été demandé par la famille corse, et elle se rendait compte de son impuissance à résister aux

    attaques de ces gens riches et considérés, qui faisaient fi des enfants, de la malhonnêteté de leur

    fils et de l’abandon de famille. En cette occurrence, Alphonse l’assista de toutes ses forces, mais

    leurs volontés jointes pesaient peu.

    Alphonse, une fois prononcé le divorce, lui réitéra ses déclarations d’amour, et la demanda en

    mariage, officiellement.

    Elise refusa tout net.

    Elle arguait de son amour intact pour le cavalier malhonnête, à qui elle trouvait sinon des excuses,

    du moins des circonstances atténuantes. Pourtant, en le refusant, elle pensait bien perdre

    l’assistance de cet ami fidèle. Elle savait combien une famille normale était l’objet de ses vœux

    les plus secrets, afin d’effacer l’indignité de son enfance honteuse et de repartir vers l’avenir d’un

    bon pied. La dureté de son refus et du rejet de son amour libèrerait peut-être ce bel homme pour

    le diriger vers l’accomplissement de ses projets ? Elle refusait d’être un boulet au pied de cet être

    bon et fidèle. Lui ne l’entendait pas de cette oreille. Il l’aimait !

    Elle lui redit la vérité : elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais d’amour, ne voulait pas d’un

    autre enfant, son cœur restait acquis à son beau cavalier. Elle acceptait la vie commune, malgré

    l’opprobre de vivre « à la colle » selon le joli qualificatif en usage, mais refusait de l’épouser.

    Elle acceptait son aide à sens unique, du bout des lèvres. Il s’en contenta, à la stupéfaction d’Elise,

    qui pensait le voir fuir.

    Adoucie, elle accepta le mariage, civil,  semi clandestin, seulement pour qu’il put donner son nom

    à la femme qu’il aimait.

    Il éleva la nichée de l’autre avec ses propres valeurs, travailla dur pour eux, ne fut jamais aimé

    d’amour. Les enfants le respectèrent. L’aimèrent-ils ?

    Le chapeau fleuri et le printemps fanèrent. Elle avait gardé sa voix de chanteuse réaliste,

    et exaltait encore plus des sentiments de souffrance qu’elle connaissait bien, dans ces chansons

    tragiques.

    Alphonse le fidèle resta là, aida les enfants autant qu’elle le laissa faire.

    Fidèle, elle aussi, à son seul amour, elle le rudoya souvent, ne lui offrit jamais de tendresse,

    discuta sa façon de faire auprès des enfants sans jamais qu’il répliquât qu’il valait mieux, comme

    modèle, que leur vrai père. L’envie dut le démanger.

    Charpentier aguerri, très demandé, il ne manqua jamais de travail. Il continuait à fréquenter le

    compagnonnage, et à revendiquer des couvertures sociales basiques sans obtenir grand-chose.

    Il fut victime de ce qu’il revendiquait : la chute du haut d’un toit, grave, la blessure invalidante.

    Plus de travail et rien en  compensation. Aucune aide.  Les enfants étaient élevés, mariés tant

    bien que mal. Elise seule fut à nouveau victime de ce coup du sort. Elle reprit ses travaux les plus

    durs, lessives, ménages et raccommodages  et le fit vivre le temps qu’il reprenne des forces.

    Lui aussi chercha de petits boulots que lui permettaient son torse enfoncé et sa respiration difficile.

    Chacun béquille de l’autre, cahin-caha, ils s’acheminèrent vers la vieillesse.

    Elle était de temps en temps visitée par le curé qui avait compris qu’elle redoutait de se voir

    refuser l’inhumation en terre sacrée, puisqu’elle vivait dans le péché. Divorcée, son mariage avec

    Alphonse n’était que civil. Le vieux communiste à la laïcité inflexible  accepta que le curé les

    mariât secrètement, à leur domicile. Il unit donc le mécréant dont il admirait la droiture à la

    malheureuse entêtée qui avait dû confesser une vie entière de péchés  dont elle n’envisageait

    pas de se repentir. Il fit une moyenne entre les vertus d’Alphonse et la sincérité  d’Elise et laissa

    le bon Dieu se débrouiller avec son arrangement

    Tous deux vivotaient en attendant que la mort veuille bien les délivrer de leurs douleurs,

    physiques ou morales, sûrs à présent de se retrouver au Paradis. Alphonse ne croyait pas au

    Paradis mais ne pouvait non plus envisager d’être séparé d’Elise.

    Elise sentait son cœur fondre aux côtés d’Alphonse qui respirait si mal. Un amour timide et

    désincarné naissait, quand Alphonse mourut.

    Elise constata alors combien cet amour fragile devenait fort, aussi fort que son violent chagrin.

    Tout, soudain, s’écroulait.

    Puis il y eut l’enterrement.  On vit alors qui était cet homme modeste assez isolé depuis son

    accident.

    D’abord il y eut la bénédiction, et les amis d’Alphonse se découvrirent respectueusement devant

    les enseignes de cette religion qu’ils combattaient. Tout le quartier et bien au-delà s’était  dérangé

    pour rendre hommage à cet homme estimé, à ce bon travailleur, à ce héros de la guerre, dont les

    décorations prestigieuses précédèrent le très long cortège sur des coussins de velours. La plupart,

    sauf ses frères d’armes, tous présents en uniforme et décorations, ignoraient sa belle conduite au

    combat. Puis les Compagnons, bâtons et rubans déployés, pratiquèrent rites et cérémonies.

    Ils n’auraient pas voulu manquer de glorifier leur frère fidèle, engagé dans la défense de droits

    que sa mort illustrait mieux que tout. Sous ses voiles de veuve, Elise était éblouie par ce qui se

    passait sous ses yeux rougis, consolée, rassérénée par la grandeur reconnue du discret

    charpentier.

    Elle ignorait tout de ce glorieux passé. Il ne s’en était même pas servi pour gagner son amour.

    La belle Elise, toute désignée pour une belle carrière de chanteuse qu’elle fut, finit sa vie en

    remuant cendres et souvenirs.  Elle me chanta de son émouvante voix rauque des bribes de

    chansons tristes d’un autre âge, me montra les papiers terribles de son divorce, et me raconta

    sa jeunesse et l’épisode du chapeau fleuri avec un sourire édenté plein de fierté. Elle tut toute la

    période où ses enfants naquirent puis grandirent, et le reste, je l’ai vu : sa peine à travailler dur,

    sa dignité, sa pauvreté, le respect des enfants même adultes pour Alphonse, qui réglait les

    conflits avec sa casquette et l’impensable cérémonie des obsèques grandioses du modeste ouvrier

    au grand cœur.

    — « Tiens, v’là l’printemps qui passe ! »

    Tu ne savais pas, parisien gouailleur, ce qui attendait la belle, de l’autre côté du pont.

                                                                       FIN


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