• Petit Homme (Première partie)

     Sur le joli pont romain aux pierres mangées de mousses et de petites fougères des murailles,

    était assis le petit homme.

    Jambes pendantes, il tenait sa tête dans ses deux mains appuyées sur ses genoux,  faisant ainsi

    remonter ses joues sous ses yeux, fermés à demi. Au travers de ses cils entrecroisés, il regardait

    couler au dessous de lui une eau mousseuse et rapide, sinuant entre roches et cailloux.

    Il était ainsi depuis un  moment, et même l’acerbe dispute de quelque merlette défendant sa

    nichée contre l’intrusion d’une pie aux intentions meurtrières ne l’avait pas distrait de sa méditation

    C’était l’heure méridienne qui retient travailleurs, promeneurs ou sportifs autour de la table

    familiale ou pour une sieste précoce.

    Haut dans le ciel, le soleil de mai brûlait déjà les tendres pousses qui narguaient sa férocité

    naissante, sûres de leurs racines baignées de la  fraîcheur de l’eau courante.. La branche ambitieuse

    d’un grand frêne poussait une pointe jusqu’au milieu du pont. Son ombre avait gentiment caressé le

    penseur, puis l’avait entièrement protégé à mesure qu’augmentait la chaleur. Celui-ci restait

    indifférent à cette attention végétale. Il semblait profondément perdu dans des pensées suivant le

    fil de l’eau et partant là-bas, où va l’onde qui passe et ne revient jamais.

    ...

    Sans que bougeât une feuille, un être étrange surgit hors du taillis voisin dépourvu de toute sente,

    et s’avança vers le soleil, au milieu du pont.

    Il était fort grand, et mince, et portait avec élégance un habit de velours gris perle, aux ors vieillis,

    mais sobre de coupe et de garnitures pour la mode du dix huitième siècle auquel il semblait

    appartenir. Il avançait très droit, semblant glisser, sans qu’un caillou ne roulât sous ses souliers à

    boucles.

    Il observa le songeur qui n’avait rien remarqué et continuait sa contemplation. Lentement, il enjamba

    le muret, s’assit à courte distance, aligna sa position sur celle du petit homme, et l’onde voyageuse

    eut deux spectateurs méditatifs.

    Il avait agi avec tellement de circonspection et de prudence que notre penseur ne décela rien de la

    manœuvre. La stridulation des insectes et quelques pépiements d’oiseaux calmés par l’heure chaude

    reprirent possession de la scène où nos deux personnages n’étaient plus que des éléments du décor.

    Après que le petit homme eut laissé filer pas mal de pensées au gré de l’onde infidèle, il sentit enfin

    une présence et remarqua son étrange visiteur.

    Celui-ci se découvrit en un large salut :

    — « Le bonjour, petit homme. »

    — « Bonjour à vous, Voyageur. Comment me connaissez-vous ? »

    — « De la même façon que tu me reconnais, petit homme, je suis bien voyageur. »

    Le petit homme croyait rêver. Il se redressa et secoua la tête pour finir de se réveiller. Le visiteur

    d’un autre temps était toujours là, fixant les reflets du soleil que l’eau animait.

    «  Il est naturel que tu doutes. Tu fais évidemment une bizarre rencontre. Je t’ai cherché et trouvé,

    aujourd’hui est le bon jour. Tu te souviendras , je pense, de cette occasion avec reconnaissance.

    — « Je ne demande rien… »

    — « C’est entendu, tu es un cœur pur. Je viens à toi pour t’en récompenser. Que souhaite-tu ? Je

    t’exaucerai. »

    — « Vous vous moquez, monsieur le Voyageur. ! Ce n’est pas bien, dit le petit homme en reprenant

    pied sur la route ensoleillée. Il faut ôter cet habit de carnaval qui n’a plus cours, Pâques sont déjà

    passées à présent ! »

    — « Tu es dans l’erreur, petit homme. Je suis un navigateur de l’espace et du temps. J’emprunte

    des routes qui te sont inconnues mais n’en existent pas moins… Quant à mon habit, il est plus

    approprié que le tien à ce que je dois faire, ajouta-t-il d’un air vexé.

    Je suis  bien présent, et suffisamment puissant pour accomplir de grandes choses , si tu en fais la

    demande . Je vois qu’il te faut des preuves ! Eh bien soit ! regarde bien. Cela sera très bref car je

    ne dois pas trop déranger l’ordre des choses.

    — Faites, excuses, monsieur , dit gentiment  le petit homme. J’ai beaucoup de mal à croire à votre

    réalité.

    Le grand vieillard prit le petit homme par les épaules et l’engagea à scruter la rivière à nouveau .

    Le courant était vif et moussait autour des rochers s’étalant plus au calme vers les bords où trempaient

    des branches nouvelles. Des flaques tranquilles abritaient des nuages d’alevins scintillant au soleil.

    Une aubépine en amont lâchait ses pétales qui filaient au gré de la course vive de l’onde. Soudain,

    tout se figea et un silence insolite s’installa, puis, doucement l’ambiance se repeupla de chants et de

    bruits, mais d’une étrange manière. Petit homme écarquilla ses yeux incrédules : les pétales de

    l’aubépine remontèrent le courant, les remous tourbillonnèrent à rebours, les alevins, dérangés,

    disparurent. La rivière ayant inversé son cours remontait vers sa source !

    Le magicien retint le petit homme qui avait failli tomber du pont d’étonnement. Le phénomène

    cessa et tout reprit son déroulement sans autre conséquence. Et l’on revit passer les pétales rosés,

    embarqués cette fois pour leur voyage sans retour.

    —  Qui êtes-vous ? bredouilla le témoin de l’impossible.

    —  Qui je suis a peu d’importance. Tu as pu constater ce que je peux, et ça n’est qu’un exemple.

    Je viens pour te proposer une récompense, parce que, contrairement à la  plupart de tes

    contemporains, et même de tes ancêtres, tu n’es ni cupide, ni envieux. Tu es parfois charitable,

    souvent équitable, et toujours honnête. Réfléchis bien, demande-moi ce que tu veux, et je le

    réaliserai pour toi, à la condition que ce souhait ne concerne que toi. Tu as jusqu’au coucher du

    soleil pour te décider. 

    Sur cette tirade, avec un grand salut au cours duquel  les plumes de son chapeau balayèrent les

    pâquerettes du chemin, il tourna les talons et disparut dans l’instant d’un clignement d’yeux. On ne

    pouvait deviner s’il s’était retiré dans les fourrés d’où il était issu ou s’il s’était envolé !

    Le petit homme, pantois, se frottait encore les yeux qu’il avait clos juste un instant à cause d’un

    picotement. L’étrange visiteur avait profité de ce détail, à moins qu’il ne l’eût provoqué…

     Il se secoua et réalisa :

    - Qu’il était le jouet d’un songe…

    - Que c’était l’heure de la sieste…

    - Et que les choses impossibles n’existent pas.

    Plus le temps passait, plus il se persuadait de son illusion.

    Il reprit sa position d’observateur au-dessus de la rivière, souriant à l’idée de l’avoir vu couler

    à l’envers. L’univers des rêves est bien étrange, se disait-il tout en frémissant de l’impression de

    réalité que lui laissait cette chimère…

    Il méditait sur cette étrange aventure. Il ne croyait pas être le seul à se conduire comme sa droiture

    le lui conseillait. Il pratiquait une forme de sagesse en aimant peu les biens de ce monde, beaucoup

    le bien-être de ceux qu’il côtoyait. Il aidait volontiers qui lui semblait en avoir besoin, sans en faire

    une histoire ni rien demander en retour. Mais cette attitude lui semblait si naturelle qu’il la croyait

    partagée par le plus grand nombre. Lui-même, ne comptant sur personne, se répandait en louanges

    dès le plus petit bienfait dont il bénéficiait, et ne s’étonnait pas de la rareté de pareille circonstance.

    Il ignorait la jalousie qu’il pouvait provoquer tout simplement par méconnaissance de ce sentiment,

    et tendait à mettre sur le dos de la malchance tout ce qui pouvait lui arriver de fâcheux, ne songeant

    guère à rechercher d’autres responsables. Tout ceci ne lui paraissait en rien méritoire.

    Il s’amusait encore de cette élucubration  farfelue ! L’homme fantasmagorique lui avait proposé de

    réaliser un vœu, comme dans les contes de fées ? Que demandent donc les protagonistes de ces

    histoires ? La gloire, la fortune, épouser la fille du roi…

    Il se mit à rire franchement. Constatant que les ombres s’allongeaient, il se leva, fit quelques

    mouvements pour chasser l’ankylose due à sa longue rêverie, puis, heureux à l’idée de boire l’eau

    si fraîche de son puits, se mit en route pour son logis.

    Reposé, en forme, égayé de sa féerie, il attaqua d’un bon pas le chemin, frôlant les branches basses

    du frêne amical qui l’avait protégé tout à l’heure. Là, stupéfait, ébahi, interloqué, il découvrit,

    emmêlé aux fines ramilles de l‘arbre, un chapeau gris emplumé, inimitable, sorti tout droit de son

    rêve et solidement enchâssé dans la ferme réalité bien concrète du rameau balançant son trophée 

    au gré de la brise.

    Décontenancé, il recueillit l’insolite objet et suivit machinalement son chemin, subitement très las.

    Le monde vacillait, qui l’obligeait à considérer sous un aspect nouveau l’épisode précédent. Il fallait

    tout croire ou rien, cette coiffure grise et désuète narguait son solide bon sens.

    Si la rivière a pu inverser son courant, c’est que ce couvre-chef appartient à quelqu’un de très

    puissant…ou a un illusionniste. Il s’était désigné comme un navigateur de l’espace et du temps…

    Il était apparu soudain et s’était éclipsé de même… L’esprit du petit homme bouillonnait malgré le

    fraîchissement de l’air consécutif au déclin du jour.

    Arrivé en vue de son modeste jardinet, il se remémora le rendez-vous : « Tu as jusqu’au coucher du

    soleil pour te décider. »

    L’astre doré glissait à présent sur le flan de la colline, pareil à un gros ballon orange.

    Le petit homme rebroussa chemin, pensant à l’onde bondissante  qui avait fait de même tout

    à l’heure, et, tout en marchant à pas redoublé, s’affaira à débosseler le feutre gris, lissant les belles

    plumes frisées, en extrayant les quelques brindilles accrochées. Malgré son pas vif, sa course avec le

    soleil ne semblait pas gagnée.  Celui-ci jetait ses derniers rayons sous de jolis nuages empourprés

    quand, surgi de nulle part, parut l’homme singulier.

     — Tout doux, mon ami ! Pourquoi courir ainsi ? Il n’y avait pas de lieu à notre rendez-vous.

    Je t’aurais retrouvé où que tu sois allé… Viens, près d’ici, je sais un banc de pierre où nous serons

    à notre aise. 

    Il entraînait doucement le petit homme essoufflé et coi de surprise. Ils traversèrent un sombre taillis

    et une clairière apparut, parfumée de genêts fleuris. Ils s’assirent sur le banc promis. Timidement,

    le petit homme tendit alors le chapeau requinqué à son compagnon, qui le reçut avec un sourire

    railleur :

    —  Il fallait bien que je te donne encore une preuve, incrédule que tu es !  Mais je te remercie, car

    vois-tu, j’y tiens, à ma coiffure ! Comment être civil si l’on n’a pas de quoi saluer son prochain ! 

    Le petit homme se reprenait un peu, mais restait médusé.

    La lune se levait, large et pâle au bout d’une avenue forestière qui desservait la petite clairière, leur

    dispensant une douce lumière un peu froide. Derrière eux, les buissons conservaient en partie la

    tiédeur de la belle journée. Petit homme sentait à nouveau le bien-être l’envahir et perdit sa stupeur

    gauche d’un coup.

    —  Alors, qu’as tu décidé ? Quel est ton souhait ?  dit aimablement le voyageur.

    —  Je vous remercie grandement, répondit d’une voix assurée le petit homme,  je ne veux rien.

    Encore merci de la bonne intention. 

    —  Mais alors ! Qu’est-ce qui te faisait marcher si vite en sens inverse de ton logis ?  S’impatienta

    le bienfaiteur.

    —  Je voulais vous rendre ces belles plumes, et aussi finir de me persuader de votre réalité, sauf

    votre respect…

    —  Tu es incorrigible ! Es-tu bien persuadé que j’existe, à présent, ou dois-je te pincer ? Et fais-moi

    l’honneur de ne pas m’imaginer escroc, en plus ! Connais-tu des fripons capables de faire couler

    l’eau et le temps à l’envers ?  Le beau vieillard grondait en souriant, mais s’échauffait un peu.

    —  A présent je vous crois. Je vous prie de pardonner mes mauvaises pensées. Si je vous ai offensé… 

    —  Laissons cela… As-tu pensé à ton vœu ? Sinon, penses-y maintenant, le temps chemine. Veux-tu

    la jeunesse ? Je te l’offre. 

    —  Vous pouvez vraiment cela ? Redevenir un jeune homme…Revivre ma vie…Quelle tentation ! 

    —  N’oublie pas la condition. C’est seulement ta vie qui est concernée. Tu redeviendras un jeune

    homme dans le monde d’à présent. Tu devras vivre un autre destin.

    —  Je pensais seulement que cela me permettrait de revoir ma pauvre femme, qui m’a si tôt laissé

    pour aller habiter les nuages… 

    La suite demain. Bonsoir ou bonjour les amis.


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  •  

    Le Professeur OUF n’accepte pas  les théories  des cordes, ou du retournement, ou du trou noir

    en miroir...aucune.

    Pour l’éminent professeur, c’est du néant qu’est surgi le Tout

    Et pis c’est tout !

    Il croit à Dudule .

    Ce petit bonhomme replet, avec sa grosse tête émergeant de ses épaules étroites, est nanti

    d’une profonde voix caverneuse qui fait habituellement trembler les structures des bâtiments

    où il professe.

    Aujourd’hui,  il défend lui-même sa théorie.

    Tous à l’amphi !

    Accrochez-vous ! Voici sa démonstration :

    ...Mais? Lui qui d’habitude martèle ses mots pour vous les enfoncer dans la tête, qui rugit ses

    convictions…  aujourd’hui, j’entends à peine un filet de voix feutrée : chut...

    Au fur et à mesure de son développement, sa voix enfla, rugit et trmina comme un tonnerre!

     

    Néant.

    Au sein du néant, rien.

    Pas de dimensions, pas d’échappées. Pas d’avant, pas d’après, pas d’instant.

    Rien.

    Peut-être une limite ?

    « Rien », au sein du néant, est comme une bulle de savon. Il y a un dedans et un dehors

    semblables, miscibles l’un dans l’autre mais indifférenciés.

    Donc non miscibles puisque semblables...

    Mais, aussi ténue que la paroi de la bulle, aussi évanescente, il y a, ni avant, ni après, dans

    l’infini et l’éternité d’un non-espace sans temps, une idée de limite au sein du néant.

    Le « Rien» se ferme au néant.

    « Rien» ne peut advenir sans que le temps se soit écoulé. L’idée d’une limite entre le néant

    spatial et le Rien n’est pas advenue. Sans le temps, rien ne peut advenir.

    Il est une limite entre le rien et le néant qui le contient. Elle n’est pas advenue, elle est.

    Le rien est une portion du néant, limitée, différenciée quoique semblable. Le rien existe.

    Le rien a conscience d’exister. Car la conscience est contiguë au néant.

    Elle existe en lui qui ne contient rien. Elle est sa condition d’existence.

    Sans conscience d’avoir conscience, le néant continue d’exister, à l’insu de lui-même et reste

    indiscernable.

    Puisque conscience il y a, le rien au sein du néant a conscience d’exister.

    Il se sent une partie, protégée par sa limite, d’autre chose dont il n’est pas conscient.

    Il n’est conscient que de son existence propre, à l’intérieur de lui-même.

    Puisqu’il existe, qu’il en est conscient, c’est un projet d’entité qui peut, dores-et-déjà être nommé.

    Nous l’appellerons Dudule. Parce qu’il n’est rien, n’a en fait d’existence que l’idée interne qu’il

    sent de sa limite avec le néant, et sa propre conscience d’exister, il ne peut porter qu’un nom

    dérisoire qui ne peut se mesurer avec une véritable identité.

    Au néant qui le compose, Dudule ajoute, dans son en-soi, l’idée de limite, d’intérieur et d’extérieur,

    et la conscience d’être.

    Ce n’est déjà plus du néant. Dudule est différent du milieu dont il est issu.

    Isolé par sa limite du milieu où il baigne, Dudule a un comportement interne original.

    Rien à voi ravec le néant qui le contient. Il sécrète des idées d’éventualités, des concepts

    embryonnaires et peut-être d’autres projets plus vagues.

    Des tourbillons de ses composants :  le néant, l’idée de limite, la notion d’intériorité et donc

    d’extériorité, la conscience de soi, se forment autour de ces sécrétions de sa conscience,

    induisant la séparation de masses internes à différentes visées qui transforment Dudule en

    proto-organisme. Ces mouvements apparaissent suite au déséquilibre entre les différents

    composants de Dudule et le néant de base.

    Ainsi, Dudule est une entité différenciée nantie d’un presque-nom et sujette  à un germe

    d’organisation interne, dotée d’une conscience de soi.

    Mais Dudule est dans une impasse existentielle. Conscient de son en-soi, il ne tient aucun compte

    de l’extérieur et n’échange pas.

    En se découvrant une limite, le Rien qui n’était pas encore nommé parce que pas discernable

    avait créé la notion d’intérieur, donc, en conséquence et par opposition, d’extérieur.

    Les différents tourbillons formés autour de projets embryonnaires ou visées virtuelles concrétisent

    des besoins de mouvement, d’accroissement, de connaissance et d’autres ambitions plus floues.

    Et l’extérieur se trouve impliqué par ces projets qui créent une exigence d’information que

    l’intérieur ne peut apporter.

    Il est difficile, après qu’une idée de limite ait fait naître tant de choses, de devoir transgresser

    cette lisière si désirée, percer ou transgresser ce tégument protecteur à des fins de perception

    d’un extérieur inconnu puisque dissemblable.

    Dissemblable, partiellement seulement.

    N’oublions pas qu’avant d’être Dudule, il était néant lui même, confondu, sans intérieur puisque

    dépourvu de limite, et même de désir de limite.

    C’est au nom de cette parenté qu’un désir, dirigé vers l’extérieur, projeta une excroissance de

    Dudule contenant l’idée d’oscillation vers l’extérieur, sans quitter l’abri de l’en-soi, sans rompre le

    tégument. Le pseudopode exploratoire de Dudule, avançant dans le néant, ne recueillit pas

    l’information souhaitée sur la nature de l’extérieur, mais créa l’idée de progression.

    D’où les notions de sens : ( avance, recul) impliquant un avant, un après, donc l’embryon de la

    notion de temps.

    Tous les tourbillons contenus dans Dudule se regroupèrent dans l’excroissance avancée, à la

    recherche d’information, et sa partie initiale se replia autour de ses organes :Dudule avait, bien

    avant toute notion de pied ou patte, fait un pas dans l’existence. Dudule progressait.

    Les notions d’ici, ailleurs, plus loin, plus près, au dessus, en dessous découlaient de ce pas initial.

    Mais Dudule, avec le mouvement, connut l’absence d’énergie pour alimenter la suite de sa

    progression. Quand on a fait un pas, un autre doit suivre, mais il faut disposer de réserves

    d’énergie pour continuer le mouvement.

    C’était un besoin, une envie, une faim, une nécessité, sur laquelle se concentra toute l’entité

    Dudule.

    Être (et trouver de l’énergie), ou ne pas être. Le vieux dilemme éternel.

    Dudule se concentrait si fort sur ce désir, cette nécessité absolue, qu’il accumulait des potentiels,

    des concepts, des éventualités, et refoulait et écrasait sa part de néant, accentuant sa

    différenciation.

    Ce fut si fort, si violent, si nécessaire que, de concentration en concentration, il n’était plus que

    ce désir absolu d’énergie concentré en un point virtuel non concevable.

    Alors, au milieu du néant, de l’infini et de l’éternité il produisit, en atteignant le  degré irréversible

    de concentration, un Big Bang donnant naissance entre autres aux bosons de Higgs et autres

    particules, puis aux univers, au temps, à l’extension infinie des espaces infinis...

    Vous savez un peu de la suite, celle qui nous est accessible...

    Eh bien ! Tout ça, et tout le bordel qui a suivi, c’est la faute à Dudule !

     


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  • Ce texte est paru dans un collectif des éditions AUZAS ayant pour thème  et titre:

    CHAPEAUX

     

    CAPELINE ET CANOTIER.

     

    Une capeline de paille colorée a rencontré un canotier.

    Sous la capeline, deux yeux de jais rieurs. Sous le canotier, au-dessus d'une

    fière moustache blonde, deux bleuets.

    Un soleil doux éclairait la campagne encore timidement fleurie. L’eau de la jeune rivière

    gazouillait fort entre les rochers pour concurrencer les flonflons de la fête, au loin.

    La capeline s'est laissée approcher par le canotier fringant qui lui a fait un bout de conduite.

    La promenade se termina sur un banc, sous la surveillance d'une touffe de lilas. Point n'était

    besoin d'une duègne. La large capeline sut garder ses distances malgré les rires cristallins qu'elle

    abritait. Le canotier fredonna, marqua la mesure, mais découvrit d'un geste respectueux une

    jeune tête blonde inclinée pour saluer le départ de la sage capeline.

    Ceci se passait dans un monde disparu, fait de jeunesse, de rires, d'insouciance.

    De gros nuages, un orage, une tempête, un typhon, un ouragan le dévastèrent. Un autre monde

    est né. Convalescent, il panse des blessures tenaces, frotte des cicatrices encore sensibles, tente

    un sourire entre deux grimaces douloureuses. Depuis trop longtemps, un fond de bruits de bottes

    et des casquettes vert-de-gris ont imposé couvre-feux et restrictions.

                                                                        *

    Un bibi à voilette, couvert de deux énormes fleurs de paradis, est suivi tout au long du

    boulevard par un borsalino gris clair, du même gris que le pantalon à sous-pieds qui gainent

    deux jambes agiles. C'est un vigoureux marcheur, malgré une boiterie légère, prétexte au

    maniement dextre d'un jonc noir à poignée d'argent.

    Le bibi accélère et tourne dans une rue adjacente. Le borsalino suit. Hors d'haleine, le bibi

    s'arrête devant la vitrine d'une modiste. Le voilette se soulève sporadiquement, tant la marche

    fut vive, ou alors d'émotion ?

    Les yeux de jais rencontrent dans la vitre le reflet du borsalino, et lancent une étincelle. La lueur

    fugace éclaire deux bleuets innocents et l'étonnement se lit alentour de la moustache blonde.

    Le borsalino se soulève,  décrit une orbe et les moustaches sont faces à la voilette émue,

    voltigeant de plus belle.

    — N'ai-je pas eu le bonheur de vous rencontrer, autrefois, Mademoiselle ?

    — Si, monsieur. C'était avant... avant. Les yeux brillants s’embrumèrent.

    —  Mille excuses, je ne voulais pas attrister de si beaux yeux... C'était un si joli printemps,

    soupira-t-il comme pour lui-même.

    — Mais une si triste année.

    — Une terrible période. Nous en sortirons... Bientôt. Je vous promets. Le borsalino tournait et

    retournait entre des mains embarrassées. Vous habitez la ville ?

    — Il faut bien, je travaille à présent.

    — Moi aussi. Nous reverrons-nous ? J'aimerais vous faire entendre notre chorale.

    — Vous chantez toujours ?

    — J'essaie de m'y remettre, de rattraper le temps perdu...

    — Celui qui ne se rattrape jamais... dit-elle, rêveuse.

    — On peut toujours essayer. Ses yeux de ciel pur chargeaient ces mots de tant de perspectives...

    Feutre taupé, borsalino, panama, retrouvèrent toque, castor, turban, souvent, longuement.

    Et passa le temps qu'il faut.

    Advint le printemps et ses naïves fleurs des champs.

    Le voile blanc de Marie en était parsemé. Il valait toutes les coiffures sophistiquées qu'elle

    vendait aux dames de la ville. Un huit-reflets veillait sur elle. Dorénavant, il ne laisserait aucune

    casquette de mauvais aloi l'importuner.

                                                                           *

     En coiffe de dentelle blanche, Marie, désormais, veille sur un mignon bonnet d'angora.

    Au-dessous du bonnet, deux yeux d'azur dans un écrin de cheveux sombres la regardent

    intensément. Mais arrive la moustache blonde qu'on appelle papa, et fusent les rires et la joie

    d'Élodie.

                                                                    *

    Marie a recyclé ses talents. À ses clientes en cheveux, elle propose désormais bijoux fantaisie,

    foulards et colifichets. Mais toujours un grand chapeau extravagant trône dans sa vitrine. C’en

    est l'enseigne changeante. Et sous le reflet du grand chapeau, il n'est pas rare qu'un promeneur,

    attiré par l'étalage aguichant, vienne encadrer son visage.

    Marie et Élodie s'en amusent, complices. Elles se serrent pour se tenir compagnie, si seules

    depuis que l'homme à la voix d'or enchaîne les tournées à l'étranger, les succès, la réussite.

    Stetsons, bolivars ou sombreros, tricornes d'opérette ou calottes épiscopales, par ses photos

    dans les magazines, on peut suivre son envol de festivals en galas. Il semble manquer même

    de la minute nécessaire pour téléphoner à ses deux petits chaperons rouges, seules parmi les

    dangers.

    Un loup muni d'un casque intégral tenta d'enlever la douce Élodie. Marie se débattit seule comme

    la petite chèvre de Monsieur Seguin contre la bête, pour sauver sa fille, mais le loup l'emporta.

    Marie, désespérée, demanda de l'aide à un képi sévère qui d'abord l'accusa, puis tomba sous

    le charme de ses larmes.

    Loin de sauver la fille, il voulait  perdre la mère.

                                                                   *

    Un soir, sous le grand chapeau de la vitrine, vint s'encadrer une petite capuche rabattue,

    honteuse. Les aigues-marines de ses yeux étaient délavées par les pleurs et son petit corps

    amaigri se serrait dans le vaste châle qui le couvrait. Marie pleura de joie en serrant la repentie

    contre son coeur.

    Elles furent deux à s'opposer aux exigences du terrible képi. Il n'avait plus de moyen de pression

    sur Marie et voulut s'en prendre au ravisseur d'Élodie. Il était bien loin, et le jeune fleur, refusant

    de faner, s’était allée réfugier chez les cornettes. Charitables, elles la recueillirent, la soignèrent,

    mais s'avisèrent de vouloir l’embéguiner. Élodie, un instant tentée, résista et s'enfuit pour

    retrouver l'abri des couvre-chefs de sa mère. Les cornettes étant moralement inattaquables,

    le képi capitula et classa l'affaire.

    C'est ce moment que choisit un manille blanc, abritant une moustache blonde blanchie par des

    années d'aventures, recelant un crâne rose encore garni de quelques duvets blonds, pour jeter

    un oeil interrogateur au travers de la vitrine. Bien entendu, il encadra son visage dans le reflet

    du grand chapeau qui était du genre deuil chic, comme les pensées de sa créatrice.

    Sidérée, Marie fit signe d'entrer à ce petit homme replet et trop habillé pour le lieu et l'heure.

    Elle n'avait pas vu, sur les photos raréfiées de l'homme à la voix d'or, se dessiner ce petit ventre

    rebondi et ces esquisses de bajoues, que sans doute dissimulaient ses costumes de lumière.

    Son air triomphant l'avait déserté. Restait un reflet vague de l'homme qu'elle  aimait, noyé dans

    une physionomie banale et inconnue.

    Marie ne savait plus que penser, que ressentir d'autre que la confusion de ses sentiments.

    — Papa !

    Élodie venait d'entrer. Sans un instant d'hésitation, elle se jeta dans les bras de son père, faisant

    valser au loin le manille blanc resté en place tant la sidération des deux amants était grande.

    Marie avait jeté un coup d'oeil dans la grande glace où d'ordinaire se miraient complaisamment

    ses clientes. Elle y avait vu une petite femme aux yeux de braise, la silhouette un peu tassée, le

    menton empâté. Sa chevelure poivre et sel allait bien avec son visage un peu fané et sa taille

    épaissie. Une inconnue, elle aussi.

    Elle tendit la main à l'élégant garçon blond qu'elle avait épousé une belle journée de printemps.

    Il enlaça sa taille de jeune fille. Ses paupières voilèrent un instant les bleuets de sa jeunesse,

    qui réapparurent intacts.

                                                                         *

     

    Une capeline de paille  dorée se promène au bras d'un canotier. Sous le capeline, le bonheur est

    aux prises avec les cicatrices de la vie. Le bonheur est en train de gagner et un rire frais sort de

    dessous la paille tressée.

    De l'autre côté du canotier désuet, mais obligatoire en ce jour important, un galurin rigolo coiffe

    une splendide brune aux yeux de saphir. Sa démarche légère se joue du balancement de sa robe

    printanière et compense ce qu’a de tranquille le pas du trio.

    Le canotier emmène sa famille fêter leur réunion et quelques petits faits privés dans la guinguette

    de leur jeunesse.

    L'établissement, lui aussi, à prospéré. De guinguette, il s'est transformé en luxueux restaurant

    gastronomique qu'à coup sûr une simple modiste n'aurait pu fréquenter. L'homme à la voix d’or

    le peut, lui.

    Il a déposé aux pieds  de ses deux déesses le fruit qui lui avait fait oublier que le temps passait.

    Sa seule excuse.

    Elle fut reçue avec modération. Toutefois, Marie salue avec satisfaction ses riches clientes,

    habituées de l'établissement.

    Après le repas, une promenade en calèche les mène dans la campagne encore timidement fleurie.

    Ils longent la jeune rivière qui gazouille immuablement entre les rochers. Au loin, on entend les

    flonflons d'une fête.

    Élodie n'en sait rien, mais chaque fleurette, chaque  son, chaque détour du chemin fouette le

    sang des vieux amants.

    Soudain, rênes en main, le canotier se lève et pousse le cheval, qui part au galop. Parmi les cris

    et les rires s'envolent une capeline dorée, un canotier passé de mode, et un petit chapeau rigolo

    garni de cerises

     

                                                                    FIN

     


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  • Un défi : Le défi consiste a utiliser  au  maximum les lettres : K ;W ;X ;Y ;Z dans un texte court

     

    Le wapiti et les quatre kangourous

     

     Dans un Zanzibar, 4 kangourous expatriés jouaient au zanzi le képi kaki et galonné d’un wapiti,

    empli de wons. Le zozo zazou qui kidnappa ce wagon était un kiné Wallon à la kératine pâle et

    aux yeux cernés de khôl.

    Zénobie, zélée, poussa le vase de zinnias de Yaoundé devant Zoé, la belle zingaro.

    — Poussez-vous des waters, Zozo, ou passez vous-même la wassingue !

    — Oh !  les zoophiles, écoutez les insectes zinzuler et les zizis chanter au zoo proche.

    — Non ? vous êtes zoophobe ? Alors branchez-vous sur le Wifi et cherchez sur wikipédia tout

    sur Willie, si bon en kakemphétons salaces. Vous riez ? Vous avez trouvé Zazie dans le métro à

    la place ? Et un western ?  Je vous assure, les kakemphétons sont encore plus kitch, surtout si

    vous buvez un kwas, un whisky ou un kirsh, pour la compréhension.

    Drôles de zèbres, ces zigs qui restent zen en bouffant des zakouskis sur le zinc, en  zézèyant

    des fables tirées d’un ysopet, se disait le yogi, seul devant son yaourt.

    Les 4 Kangourous, sans un won ni un kopeck en poche, quittaient le Zanzibar en suçant du zan,

    pour passer le goût de la défaite. En bon kleptomane, j’avais enkysté la bouteille de whisky.

    Mon Westie (warf, warf !) sur les talons, le képi galonné sur la tête, je lançai :

    —  Bon week end ! à la ronde et partis m’acheter un manteau de zibeline, et peut-être un yatch,

    avec mes gains. Je recomptai. OK, ce ne sera  qu’une yole et une peau de yack. C’est kif kif .

                                                               FIN

    Un jeu:

     

    C’était il y a …Hou ! (comme disait la grand-mère qui savait faire le loup) et c’était quelque part

    sur internet

    Nous nous nommions sans raison les Auteurs en vadrouille, petite réunion informelle et

    changeante de gens intéressés par la langue et la littérature, rieurs et sans affectation.

    Au cours notre discussion, on en vint à brandir des mots sortant de l’ordinaire, jolis ou drôles,

    aimables, chantants. Chacun, chacune trouvait le sien et le jeu dura plusieurs jours.

    Je ne connaissais pas, alors, la phrase de Jules Renard : 

    « Un mot si joli qu’on le voudrait avec des joues pour l’embrasser »…

    J’ai recueilli quelques uns de ces mots au vol, et en ai composé un petit texte vraiment sans

    prétention pour garder en mémoire ces bons moments, ces mots qui ont plu et ce jeu printanier.

     Partagerez-vous ma nostalgie ?

    ( Ils sont en italique. Jeudi n’est pas extraordinaire, mais nous étions plusieurs à l’avoir connu

    comme jour béni des écoliers)

     

    Sous l’arbre à mots chantants

     

    Ce jeudi, dès potron-minet, c’est le Mai. Une ellipse pour : l’arbre de Mai, celui que l’on plantait

    autrefois et jadis, et même encore dans certaines provinces alors que personne ne se souvient

    du pourquoi et du comment au risque de l’improvisation romanesque de ses racines, égarées

    il y a belle lurette.

    Après conciliabule et en toute liberté, les « Auteurs en vadrouille » l’ont nommé :

    Arbre à mots chantants. Il est exceptionnel, décoré de bric et de broc, de faveurs mauves,

    d’ancolies blanches et de coloquintes au gré des fantaisies de chacun.

    Mais chut ! Soyons sérieux.

    Sa tête ronde couleur coquelicot perchée sur son petit corps plus large que haut, Monsieur le

    Maire salue les mères avec bienveillance. Il ressemble, à cause de sa vaste écharpe tricolore,

    à un paquet-cadeau . Au fur et à mesure de ses paroles, la foule lui crie son amour ou son

    désamour.

    Devant lui, un petit garçon noir et rieur et une petite fille rose et timide, dansent joliment une

    ronde en roucoulant une chansonnette d’où s’échappent d’improbables rimes en ouille :

    quenouille, fenouil et ratatouille ! carambouille et carabistouille !

    De ce charmant embrouillamini, je n’ai peut-être pas tout compris.

    Carabistouille ou pas, le ruban d’inauguration est enfin coupé et la chorale des CM 1 s’avance. 

    Elle a pour nom « la cantilène rose » et certains des petits  cherchent encore pourquoi rose est

    cette cantine ? Leur cantine est peinte en jaune vif. Mais la cantilène est joliment rose de tous

    ces visages enfantins appliquées à bien danser boléro, carambole et farandole, peut-être carmagnole ?

    Pendant ce temps, une gendarmette zélée, orne de « papillons » les pare-brise alignés de tous

    ces gens réjouis et inconséquents.

    Pimprenelle et Nicolas, deux inséparables bambins qu’ainsi l’on nomme, ici, sont allés en tapinois

    suspendre leurs doudous et nounours aux branches basses de l’arbre. Une mandragore surgira-t-elle

    de terre sous ces innocents pendus ?

    Une fantasmagorie, un sortilège de mauvais goût troublerait l’harmonie un tant soit peu

    picaresque de la petite fête de retrouvailles.

    ...Mais l’assistance lève le nez à l’unisson : Au dessus de la bibliothèque municipale, un labyrinthe

    de gros nuages noirs ourlés de blanc s’ordonne cahin-caha avant de donner l’assaut.

    L’air devient électrique et sent la citronnelle. Ciel et terre célèbrent à grand fracas leurs épousailles.

    Tonnerre, éclairs, frayeur...

    Mais la montagne accouche d’un souriceau. Le soleil chasse la pluie brève et dense de l’orage.

    C’est l’embellie.

    Tel un escargot, Monsieur le maire sort de son abri. Il tient à la main son discours, probablement

    amphigourique.

    Tout le monde s’éclipse dare-dare vers les voitures.

    Plusieurs jurons s’élèvent :

    Carabistouilles ! »  des prunes ? en plein mois de mai ?!


     

     


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  • (Pour cette histoire comme pour d'autres, Nicolaï est , ici, un personnage masculin; ça change souvent.)

    J'ai l'honneur de vous présenter mon assistant. 

    Son aventure me l'a rendu, et je lui confie certaines tâches, désormais. Il en est très fier !

     

    PIPIOL

     

    Il est sorti doucement de l’ordi, comme chaque nuit

    Sans rien déplacer sur le bureau encombré de paperasses, il déjoue adroitement les pièges des

    adhésifs et la traîtrise des crayons qui roulent. Depuis qu’il a retrouvé, pour sortir, l’issue perdue

    par laquelle il a chu au fond des cases virtuelles, il y a longtemps, il procède ainsi chaque soir.

    Lui aussi est virtuel. C’est un personnage de fiction qui servait de confident  et d’interlocuteur à

    son auteur, ce maladroit débutant en informatique qui l’a envoyé au néant.

    Mais créé il était, créé il resta, tout seul, et prisonnier.

    Les autres créatures de son auteur appartiennent à des mondes dans lesquels ils continuent de

    vivre la vie qu’on leur a donnée. Ils ont des planètes, des patries et évoluent dans des milieux

    où ils sont rarement seuls. Ils sont dotés de caractères, d’aspects, d’aventures personnelles ou

    collectives.

    Lui, non.

    Il se nomme Pipiol. Il existe seulement pour écouter. L’Auteur ne lui a rien attribué, mais l’a

    chargé longtemps de tous ses doutes, ses espoirs et ses angoisses, puis l’a perdu.

    Involontairement, certes, mais essayez de vous mettre à sa place !

    Il s’est réfugié derrière un bloc d’octets oubliés, jamais défragmentés. Au fur et à mesure que

    d’autres personnages naissaient  des histoires de l’auteur, il se présentait et leur racontait  sa

    mésaventure. Ceux-ci, compatissants, venaient  le voir. Ils se réunissaient là parfois, pour des

    fêtes ou des conciliabules.

    Je ne vous raconte pas ce qui se disait lors de ces réunions ! L’Auteur en prenait pour son grade :

    — « Oui ! Il n’est pas encore parvenu à me sortir de là ! Je suis coincé, j’attends, et il s’occupe

    d’autre chose ! »

    — « Et moi, je suis tout de même tombée dans un lac ! Il fait froid ! Quand va-t-il m’en sortir ? »

    — « Attendez ! Vous ne serez pas plus sortis d’affaire : mes partenaires et moi, notre histoire est

    finie, relue, corrigée, bouclée. Eh bien ! Nous sommes au placard depuis un temps interminable,

    et nous ne naissons toujours pas ! Monsieur cherche le bon éditeur ! Monsieur tergiverse ! 

    Je veux vivre au grand jour, moi ! Exister pour de bon ! Notre Nouvelle, c’est ce qu’il a fait de

    mieux ! Nous sommes tout bonnement formidables ! »

    ...Et patati, et patata ! récriminations, rumeurs et ragots...

    Entités virtuelles et êtres réels, même combat : nous râlons perpétuellement, jamais contents de

    notre sort !

    Pipiol écoutait d’un air triste ces épanchements, rapprochant ces vies quand même sociales de sa

    solitude et de l’oubli dans lequel il s’étiolait.

    Il savait, lui, le confident, les raisons qui faisaient laisser celui-ci de côté pour faire vivre ceux-là,

    l’inspiration qui s’enfuit, laissant l’héroïne en mauvaise posture... Il connaissait les nombreux

    envois refusés : pas dans la ligne éditoriale, pas de Nouvelles, ça ne se vend pas, ou trop long,

    ou trop court... Il ne disait rien, solidaire de ses compagnons, mais compréhensif envers son

    créateur. Et pourtant, il était abandonné.

    ...Mais plus prisonnier...

    Il savait sortir, certes, mais pas alerter son créateur. Et puis, il était assailli de doutes : depuis

    tout ce temps quelles idées avaient traversé ce cerveau fécond ? D’autres centres d’intérêt

    avaient dû naître... Présentait-il encore une utilité, ce confident de sa jeunesse, de ses espoirs

    naïfs, pour l’écrivain déjà reconnu qu’il était devenu ?

    Pipiol, descendu par le pied du bureau arpente, pensif, un plancher ciré glissant. Au moyen d’un

    autre pied de meuble plus bref, il grimpe sur une grosse chose de plastique brun, pleine de

    voyants, de boutons et de tiroirs. Dedans, rien que du papier blanc et des mécaniques.

    Inintéressant.

    Baguenauder ainsi la nuit lui avait donné de l’espoir, au début.

    — «  Je trouverai bien comment lui signaler que j’existe encore, il me reparlera comme avant,

    me confiera ses espoirs, son travail... Et peut-être trouverai-je ainsi la possibilité de lui faire

    connaître tout ce que j’ai appris, embusqué au fond de l’ordi... »

    Il erre sans but et sa cervelle, virtuelle elle aussi, tourne à plein régime pour résoudre ses énigmes.

    Son errance le mène vers un petit meuble resté entre-ouvert.

    On y voit rangée une pile de chemises de carton vieillies, écornées, avec, dedans, des feuillets 

    aux bords frisottés, jaunis. Les dossiers aux couvertures décolorées gondolent, montrent que leur

    contenu n’est pas homogène et si peu plat. Ils ne sont pas nombreux et quelques cahiers d’écolier

    remplis eux aussi de fiches et de petits papiers, les accompagnent.

    Il n’existe aucun obstacle matériel pour Pipiol. Sa nature de création littéraire lui permet de

    s’aplatir pour se glisser au milieu de feuillets, et d’en deviner le contenu.

    C’est ainsi qu’il se trouva en pays de connaissance : tous ces mots, ces idées, ces tournures de

    phrases, ces métaphores, il les avait recueillies en tant que confident ; il sait par quel détour de

    pensée on trouve ici et pas là tel mot, et pourquoi ce vers boîte, subtilement... Une onde de joie

    pure l’envahit. Parce qu’enfin il retrouve du solide, à quoi accrocher sa mémoire , dont il doute ;

    mais aussi : « Il » a tout gardé, tout rangé... Peut-être Pipiol n’est-il pas si oublié que ça !

    Il dégringole du petit meuble aux souvenirs, avec un dernier regard caressant aux chers dossiers

    passés. Il est regonflé d’espérance, tout comme le jour où il a trouvé l’issue, mais le problème

    reste entier : Comment alerter son créateur de son existence, comment reprendre la place aimée,

    désirée de confident. Le texte disparu avec lui semble bel et bien perdu, lui. Comment apprendre

    à son auteur que le petit personnage qui en fait partie a retrouvé, exerce même, en ses

    explorations nocturnes, une certaine autonomie ?

    La bouffée d’espoir qui l’avait enflammé s’éteint, laissant place à une amertume résignée.

    Pipiol se dirige doucement vers l’ordi... Il rentre à la maison, en quelque sorte. Il marche

    lentement, les yeux dans le vague. S’il avait eu l’équivalent d’une p'tite boîte de conserve, il

    aurait pu shooter dedans. Ça soulage ! Mais rien sur ce chemin  qu’il suit, machinalement : une

    sorte d’onde qui pénètre dans son refuge, trouvée par hasard.

    Rentrer, pour quoi faire ? Il n’a besoin ni du gîte, ni du couvert... Sa nature irréelle l’affranchit

    de tout besoin. Il aurait pu continuer à errer alentour sans autre conséquence... D’ailleurs...

    navré, détaché de tout, fataliste, il rebrousse chemin, tournant délibérément le dos à son  issue

    secrète.

    Où conduit donc ce parcours à l’envers ?

    Partout. L’onde est en fait un bain général.

    Mais des liaisons précises se manifestent sur demande : en particulier cette machine de plastique

    brun qu’il a exploré un peu plus tôt semble reliée à l’ordi par cette onde bizarre. Pipiol se dirige

    vers elle en bâillant, trouve à se nicher dans un coin, à côté des papiers blancs et s’endort.

    Un vacarme épouvantable l’éveille. Autour de lui tout se meut en cliquetant,  des feuilles de papier

    s’envolent toutes seules pour aller se coucher dans un autre lit, tandis que se déplacent des objets

    sur un rythme frénétique.

    Un calme insolite s’abat aussi subitement que la folie a régné sur ce lieu redevenu paisible.

    Il n’ose sortir d’entre les deux  petites prises qui l’ont protégé de tous ces dangers mouvants et

    brusques... et si ça recommençait ?

    Au bout d’un moment de calme, Pipiol se détend un peu. Il sursaute quand les feuilles qui avaient

    changé de lit s’envolent, cette fois cueillies par ce qui doit être une main ? Sa main ?

    Ainsi, cette énorme machine brune a quelque chose à voir avec la petite imprimante blanche dont

    « Il » lui avait parlé autrefois, la raillant de sa lenteur et de son peu de réussite...

    Pipiol fait marcher à toute allure la cervelle agile, maligne et imaginative dont l’a doté son auteur.

    Il continue de raisonner :

    Cette usine violente et brune où il a eu l’imprudence de se réfugier remplace-elle la modeste et

    insuffisante amie des temps anciens ? mais son lien avec l’ordi, qui donne les ordres est-il cette

    onde sur laquelle il arrive à circuler, et qui lui procure une issue dans l’un comme dans l’autre lieu ?

     

    Alors, l’espoir pointe son nez d’une possibilité d’agir sur l’un ou l’autre, ou sur leur lien... Pipiol est

    figé, toute son énergie tendue dans le but de trouver un moyen de communiquer, de signaler à

    son auteur qu’il existe encore, que le personnage n’a pas suivi les textes détruits à jamais, de lui

    faire comprendre qu’il n’est pas de la même étoffe que ces octets fragiles définitivement disparus.

    Depuis le temps qu’il essaye inlassablement de se signaler au moyen de l’ordi, d’intervenir dans

    le fonctionnement de cette machine impénétrable, dépourvue de mécanisme que l’on puisse

    tenter d’enrayer, voici qu’un dispositif mobile,  probablement fragile, semble à sa portée... Oui,

    mais avec quel moyen  agir ? Pas ce corps  existant, certes, puisque créé, décrit,  mais pas sur le

    même plan que la technologie des créateurs... Allons, le problème est circonscrit, mais loin d’être

    résolu !

     L’Auteur est assis, attentif, devant son clavier, le front plissé, l’œil mécontent et tape par à-coups

    des allers et retours. Aussitôt écrit, aussitôt effacé, remplacé et supprimé à nouveau...

    Pipiol connaît l’état d’esprit correspondant à ce genre de manœuvres.  Peiné de le voir ainsi, il

    escalade le bureau, et s’aidant de sa manche, vient se blottir dans son cou, près de l’oreille qui

    ne peut l’entendre. Il murmure « à bientôt », le gratifie d’une caresse tendre que l’autre ne sent

    pas et redescend, le cœur réchauffé. Il croit à l’effet positif de sa tendresse et la lui dispense

    ainsi sans que rien ne vint lui confirmer son efficacité. Mais parfois... Il l’observe une dernière fois

    avant de regagner ses pénates au fond de l’ordi : voilà qu’il écrit une longue séquence, presque

    d’une traite... Pipiol, naïf comme l’a fabriqué son auteur, espère y être un peu pour quelque chose.

    La nuit suivante le retrouve examinant l’intérieur de la grosse machine brune, avec des intentions

    de saboteur. Un saboteur sans force, dépourvu d’outils, mais armé, en revanche, d’une terrible

    envie de nuire. Pendant que ce nouvel esprit forgé par son chagrin, ses épreuves cherche comment

    créer la panne, le brave petit Pipiol, drôle, malin et tendre comme à sa naissance se demande

    comment l’Auteur réagira. Rien ne le met plus en colère que lorsque « l’intendance », comme il

    dit, ne suit pas. La colère, surtout la sienne, est vigoureuse mais fugitive, et parfois créative.

    Il peut aussi se désespérer ! Ça, Pipiol le refuse de tout son petit cœur virtuel, bien plus gros et

    puissant qu’un cœur d’homme réel.

    Alors, la panne ? Bonne ou mauvaise idée ?

    Pipiol lutte contre la tentation comme un saint au désert. Encore faudra-t-il, s’il agit, savoir

    comment agir. Il retourne, à toutes fins utiles, en observation dans l’imprimante.

    Il succombe, semble-t-il.

    Des souvenirs du temps où il recevait des confidences affluent. Son auteur déteste l’inaction,

    les hésitations, les tergiversations. Il aime  et crée des personnages entreprenants. Voilà la bonne

    direction, le bon conseil.  Pendant ses réflexions, une autre partie de lui observe la marche de la

    grosse imprimante. Comme la précédente, elle a ses faiblesses. Le papier bourre souvent, et

    pour presque rien : un poil trop avancé, ou moins... si peu qu‘un souffle aurait suffi ! Mais Pipiol

    n’a pas de souffle, si ténu soit-il. Il sait réfléchir, écouter, lire, penser, aimer... Oh ! Ça oui, aimer !

    Il revoit son geste de tendresse pour son créateur ; et celui-ci s’est remis  à écrire... C’était déjà

    arrivé, d’autres fois... Coïncidences ? Ou découverte d’une forme de puissance ?

    La puissance de la pensée... Où donc avait-il déjà connu ce concept ? Ah oui, « Il » avait écrit là-

    dessus, jadis...

    Retrouver ce texte. Il faut absolument retrouver ce texte.

    Pipiol retourne dans le petit meuble aux souvenirs, et, volonté tendue, trouve finalement très vite

    ce travail assez court, écrit au crayon sur deux feuilles volantes. Il tente,  sans conviction, de tirer

    ces feuillets hors de la chemise où ils reposent. Mais sans résultat.

    Pas découragé pour un sou, il attend bravement  que son auteur ait repris sa place  devant l’ordi.

    Il grimpe dans son cou, à sa place préférée pour les encouragements, et se mette à déclamer  à

    tue-tête les parties qu’il a retenues, les plus proches de ce qu’il veut donner à connaître.

    A tue-tête ! Vous pensez bien que le silence règne dans le bureau, comme d’habitude.

    L’auteur se gratte furieusement le crâne et s’énerve. Ce qu’il voulait écrire ne vient pas, mais pas

    du tout !

    C’est une matinée sans, pensa-t-il. Il sait ce que signifie ce sans. Sans réussite, sans inspiration...

    à la pensée impuissante...

    Autant faire des rangements. Un souvenir l’envahit... Où est donc ce vieil article sur la puissance

    de la pensée... ? Oh, c’est vieux ! Il écrivait à la main, à cette époque. Mais il était assez

    convaincant, cet article ! Voyons, chemise jaune... Ah oui, avec les coupures de journaux... là...

    Le voici.

    Pipiol danse de joie sur le bord du bureau, il rit, pleure, chante, hurle... toujours dans le plus

    grand silence, mais...

    L’auteur, grognon tout à l’heure, sifflote à présent en s’installant pour recopier les deux feuillets

    sur l’ordi, avec l’arrière-pensée de le reprendre, d’en tirer quelque chose. Blotti dans son cou,

    Pipiol, le cœur en joie, savoure sa réussite et scrute ce qui se tape sur le clavier.

    L’article change évidemment. On ne se recopie jamais fidèlement. L’auteur, pensif, eut un

    moment de nostalgie. Il évoqua la création de ses personnages et son impression de dialoguer

    avec eux dans les moments décisifs, insinuant l’idée d’une liberté donnée à ces créatures de la

    pensée de choisir leur destin.

    Pipiol exulte, se tortille en tous sens, tellement heureux de la tournure des évènements qu’il en

    oublie de continuer la recette : penser et aimer très fort, tout ensemble. Il y faut une énorme

    concentration, qui à cause d’un trop plein de joie, a manqué.

    L’auteur baille, sa racle bruyamment la gorge et part se faire un petit café à la cuisine.

    Pipiol  se reprend, et, toujours cramponné au cou de son créateur phosphore de toute la

    puissance de son cerveau, irréel peut-être, mais complètement branché au lieu de ses

    origines : LUI.

    L’auteur, sentant affluer des idées et des souvenirs, en tire des conclusions favorables aux vertus

    du café.  Il lui revient le bien-être qu’il éprouvait jadis  à jeter sur le papier ses  déductions, ses

    notes et ses interrogations intimes.  Ah oui ! Il s’adressait alors à un petit bonhomme créé pour

    ça... Tout ceci s’était perdu lors de ses essais informatiques... Qu’il était bête, en ce temps-là !

    Puéril ! Naïf !

    Mais c’était tout de même bon, cette naïveté-là. D’abord, c’était ce petit interlocuteur, ce petit

    personnage qui assumait  cette puérilité... ça permettait de dire pas mal de choses sans en avoir

    l’air, ce dialogue...

    Méditatif, il envisage une autre tasse, pour faire durer les retrouvailles...

    Mais il y a mieux à faire.

    Il rejoint bien vite son poste. Là, mettant en attente la reprise de son article, il ouvre un

    nouveau dossier qu’il intitule : PIPIOL !!!

                                                                          FIN

     


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