• Pipiol

    (Pour cette histoire comme pour d'autres, Nicolaï est , ici, un personnage masculin; ça change souvent.)

    J'ai l'honneur de vous présenter mon assistant. 

    Son aventure me l'a rendu, et je lui confie certaines tâches, désormais. Il en est très fier !

     

    PIPIOL

     

    Il est sorti doucement de l’ordi, comme chaque nuit

    Sans rien déplacer sur le bureau encombré de paperasses, il déjoue adroitement les pièges des

    adhésifs et la traîtrise des crayons qui roulent. Depuis qu’il a retrouvé, pour sortir, l’issue perdue

    par laquelle il a chu au fond des cases virtuelles, il y a longtemps, il procède ainsi chaque soir.

    Lui aussi est virtuel. C’est un personnage de fiction qui servait de confident  et d’interlocuteur à

    son auteur, ce maladroit débutant en informatique qui l’a envoyé au néant.

    Mais créé il était, créé il resta, tout seul, et prisonnier.

    Les autres créatures de son auteur appartiennent à des mondes dans lesquels ils continuent de

    vivre la vie qu’on leur a donnée. Ils ont des planètes, des patries et évoluent dans des milieux

    où ils sont rarement seuls. Ils sont dotés de caractères, d’aspects, d’aventures personnelles ou

    collectives.

    Lui, non.

    Il se nomme Pipiol. Il existe seulement pour écouter. L’Auteur ne lui a rien attribué, mais l’a

    chargé longtemps de tous ses doutes, ses espoirs et ses angoisses, puis l’a perdu.

    Involontairement, certes, mais essayez de vous mettre à sa place !

    Il s’est réfugié derrière un bloc d’octets oubliés, jamais défragmentés. Au fur et à mesure que

    d’autres personnages naissaient  des histoires de l’auteur, il se présentait et leur racontait  sa

    mésaventure. Ceux-ci, compatissants, venaient  le voir. Ils se réunissaient là parfois, pour des

    fêtes ou des conciliabules.

    Je ne vous raconte pas ce qui se disait lors de ces réunions ! L’Auteur en prenait pour son grade :

    — « Oui ! Il n’est pas encore parvenu à me sortir de là ! Je suis coincé, j’attends, et il s’occupe

    d’autre chose ! »

    — « Et moi, je suis tout de même tombée dans un lac ! Il fait froid ! Quand va-t-il m’en sortir ? »

    — « Attendez ! Vous ne serez pas plus sortis d’affaire : mes partenaires et moi, notre histoire est

    finie, relue, corrigée, bouclée. Eh bien ! Nous sommes au placard depuis un temps interminable,

    et nous ne naissons toujours pas ! Monsieur cherche le bon éditeur ! Monsieur tergiverse ! 

    Je veux vivre au grand jour, moi ! Exister pour de bon ! Notre Nouvelle, c’est ce qu’il a fait de

    mieux ! Nous sommes tout bonnement formidables ! »

    ...Et patati, et patata ! récriminations, rumeurs et ragots...

    Entités virtuelles et êtres réels, même combat : nous râlons perpétuellement, jamais contents de

    notre sort !

    Pipiol écoutait d’un air triste ces épanchements, rapprochant ces vies quand même sociales de sa

    solitude et de l’oubli dans lequel il s’étiolait.

    Il savait, lui, le confident, les raisons qui faisaient laisser celui-ci de côté pour faire vivre ceux-là,

    l’inspiration qui s’enfuit, laissant l’héroïne en mauvaise posture... Il connaissait les nombreux

    envois refusés : pas dans la ligne éditoriale, pas de Nouvelles, ça ne se vend pas, ou trop long,

    ou trop court... Il ne disait rien, solidaire de ses compagnons, mais compréhensif envers son

    créateur. Et pourtant, il était abandonné.

    ...Mais plus prisonnier...

    Il savait sortir, certes, mais pas alerter son créateur. Et puis, il était assailli de doutes : depuis

    tout ce temps quelles idées avaient traversé ce cerveau fécond ? D’autres centres d’intérêt

    avaient dû naître... Présentait-il encore une utilité, ce confident de sa jeunesse, de ses espoirs

    naïfs, pour l’écrivain déjà reconnu qu’il était devenu ?

    Pipiol, descendu par le pied du bureau arpente, pensif, un plancher ciré glissant. Au moyen d’un

    autre pied de meuble plus bref, il grimpe sur une grosse chose de plastique brun, pleine de

    voyants, de boutons et de tiroirs. Dedans, rien que du papier blanc et des mécaniques.

    Inintéressant.

    Baguenauder ainsi la nuit lui avait donné de l’espoir, au début.

    — «  Je trouverai bien comment lui signaler que j’existe encore, il me reparlera comme avant,

    me confiera ses espoirs, son travail... Et peut-être trouverai-je ainsi la possibilité de lui faire

    connaître tout ce que j’ai appris, embusqué au fond de l’ordi... »

    Il erre sans but et sa cervelle, virtuelle elle aussi, tourne à plein régime pour résoudre ses énigmes.

    Son errance le mène vers un petit meuble resté entre-ouvert.

    On y voit rangée une pile de chemises de carton vieillies, écornées, avec, dedans, des feuillets 

    aux bords frisottés, jaunis. Les dossiers aux couvertures décolorées gondolent, montrent que leur

    contenu n’est pas homogène et si peu plat. Ils ne sont pas nombreux et quelques cahiers d’écolier

    remplis eux aussi de fiches et de petits papiers, les accompagnent.

    Il n’existe aucun obstacle matériel pour Pipiol. Sa nature de création littéraire lui permet de

    s’aplatir pour se glisser au milieu de feuillets, et d’en deviner le contenu.

    C’est ainsi qu’il se trouva en pays de connaissance : tous ces mots, ces idées, ces tournures de

    phrases, ces métaphores, il les avait recueillies en tant que confident ; il sait par quel détour de

    pensée on trouve ici et pas là tel mot, et pourquoi ce vers boîte, subtilement... Une onde de joie

    pure l’envahit. Parce qu’enfin il retrouve du solide, à quoi accrocher sa mémoire , dont il doute ;

    mais aussi : « Il » a tout gardé, tout rangé... Peut-être Pipiol n’est-il pas si oublié que ça !

    Il dégringole du petit meuble aux souvenirs, avec un dernier regard caressant aux chers dossiers

    passés. Il est regonflé d’espérance, tout comme le jour où il a trouvé l’issue, mais le problème

    reste entier : Comment alerter son créateur de son existence, comment reprendre la place aimée,

    désirée de confident. Le texte disparu avec lui semble bel et bien perdu, lui. Comment apprendre

    à son auteur que le petit personnage qui en fait partie a retrouvé, exerce même, en ses

    explorations nocturnes, une certaine autonomie ?

    La bouffée d’espoir qui l’avait enflammé s’éteint, laissant place à une amertume résignée.

    Pipiol se dirige doucement vers l’ordi... Il rentre à la maison, en quelque sorte. Il marche

    lentement, les yeux dans le vague. S’il avait eu l’équivalent d’une p'tite boîte de conserve, il

    aurait pu shooter dedans. Ça soulage ! Mais rien sur ce chemin  qu’il suit, machinalement : une

    sorte d’onde qui pénètre dans son refuge, trouvée par hasard.

    Rentrer, pour quoi faire ? Il n’a besoin ni du gîte, ni du couvert... Sa nature irréelle l’affranchit

    de tout besoin. Il aurait pu continuer à errer alentour sans autre conséquence... D’ailleurs...

    navré, détaché de tout, fataliste, il rebrousse chemin, tournant délibérément le dos à son  issue

    secrète.

    Où conduit donc ce parcours à l’envers ?

    Partout. L’onde est en fait un bain général.

    Mais des liaisons précises se manifestent sur demande : en particulier cette machine de plastique

    brun qu’il a exploré un peu plus tôt semble reliée à l’ordi par cette onde bizarre. Pipiol se dirige

    vers elle en bâillant, trouve à se nicher dans un coin, à côté des papiers blancs et s’endort.

    Un vacarme épouvantable l’éveille. Autour de lui tout se meut en cliquetant,  des feuilles de papier

    s’envolent toutes seules pour aller se coucher dans un autre lit, tandis que se déplacent des objets

    sur un rythme frénétique.

    Un calme insolite s’abat aussi subitement que la folie a régné sur ce lieu redevenu paisible.

    Il n’ose sortir d’entre les deux  petites prises qui l’ont protégé de tous ces dangers mouvants et

    brusques... et si ça recommençait ?

    Au bout d’un moment de calme, Pipiol se détend un peu. Il sursaute quand les feuilles qui avaient

    changé de lit s’envolent, cette fois cueillies par ce qui doit être une main ? Sa main ?

    Ainsi, cette énorme machine brune a quelque chose à voir avec la petite imprimante blanche dont

    « Il » lui avait parlé autrefois, la raillant de sa lenteur et de son peu de réussite...

    Pipiol fait marcher à toute allure la cervelle agile, maligne et imaginative dont l’a doté son auteur.

    Il continue de raisonner :

    Cette usine violente et brune où il a eu l’imprudence de se réfugier remplace-elle la modeste et

    insuffisante amie des temps anciens ? mais son lien avec l’ordi, qui donne les ordres est-il cette

    onde sur laquelle il arrive à circuler, et qui lui procure une issue dans l’un comme dans l’autre lieu ?

     

    Alors, l’espoir pointe son nez d’une possibilité d’agir sur l’un ou l’autre, ou sur leur lien... Pipiol est

    figé, toute son énergie tendue dans le but de trouver un moyen de communiquer, de signaler à

    son auteur qu’il existe encore, que le personnage n’a pas suivi les textes détruits à jamais, de lui

    faire comprendre qu’il n’est pas de la même étoffe que ces octets fragiles définitivement disparus.

    Depuis le temps qu’il essaye inlassablement de se signaler au moyen de l’ordi, d’intervenir dans

    le fonctionnement de cette machine impénétrable, dépourvue de mécanisme que l’on puisse

    tenter d’enrayer, voici qu’un dispositif mobile,  probablement fragile, semble à sa portée... Oui,

    mais avec quel moyen  agir ? Pas ce corps  existant, certes, puisque créé, décrit,  mais pas sur le

    même plan que la technologie des créateurs... Allons, le problème est circonscrit, mais loin d’être

    résolu !

     L’Auteur est assis, attentif, devant son clavier, le front plissé, l’œil mécontent et tape par à-coups

    des allers et retours. Aussitôt écrit, aussitôt effacé, remplacé et supprimé à nouveau...

    Pipiol connaît l’état d’esprit correspondant à ce genre de manœuvres.  Peiné de le voir ainsi, il

    escalade le bureau, et s’aidant de sa manche, vient se blottir dans son cou, près de l’oreille qui

    ne peut l’entendre. Il murmure « à bientôt », le gratifie d’une caresse tendre que l’autre ne sent

    pas et redescend, le cœur réchauffé. Il croit à l’effet positif de sa tendresse et la lui dispense

    ainsi sans que rien ne vint lui confirmer son efficacité. Mais parfois... Il l’observe une dernière fois

    avant de regagner ses pénates au fond de l’ordi : voilà qu’il écrit une longue séquence, presque

    d’une traite... Pipiol, naïf comme l’a fabriqué son auteur, espère y être un peu pour quelque chose.

    La nuit suivante le retrouve examinant l’intérieur de la grosse machine brune, avec des intentions

    de saboteur. Un saboteur sans force, dépourvu d’outils, mais armé, en revanche, d’une terrible

    envie de nuire. Pendant que ce nouvel esprit forgé par son chagrin, ses épreuves cherche comment

    créer la panne, le brave petit Pipiol, drôle, malin et tendre comme à sa naissance se demande

    comment l’Auteur réagira. Rien ne le met plus en colère que lorsque « l’intendance », comme il

    dit, ne suit pas. La colère, surtout la sienne, est vigoureuse mais fugitive, et parfois créative.

    Il peut aussi se désespérer ! Ça, Pipiol le refuse de tout son petit cœur virtuel, bien plus gros et

    puissant qu’un cœur d’homme réel.

    Alors, la panne ? Bonne ou mauvaise idée ?

    Pipiol lutte contre la tentation comme un saint au désert. Encore faudra-t-il, s’il agit, savoir

    comment agir. Il retourne, à toutes fins utiles, en observation dans l’imprimante.

    Il succombe, semble-t-il.

    Des souvenirs du temps où il recevait des confidences affluent. Son auteur déteste l’inaction,

    les hésitations, les tergiversations. Il aime  et crée des personnages entreprenants. Voilà la bonne

    direction, le bon conseil.  Pendant ses réflexions, une autre partie de lui observe la marche de la

    grosse imprimante. Comme la précédente, elle a ses faiblesses. Le papier bourre souvent, et

    pour presque rien : un poil trop avancé, ou moins... si peu qu‘un souffle aurait suffi ! Mais Pipiol

    n’a pas de souffle, si ténu soit-il. Il sait réfléchir, écouter, lire, penser, aimer... Oh ! Ça oui, aimer !

    Il revoit son geste de tendresse pour son créateur ; et celui-ci s’est remis  à écrire... C’était déjà

    arrivé, d’autres fois... Coïncidences ? Ou découverte d’une forme de puissance ?

    La puissance de la pensée... Où donc avait-il déjà connu ce concept ? Ah oui, « Il » avait écrit là-

    dessus, jadis...

    Retrouver ce texte. Il faut absolument retrouver ce texte.

    Pipiol retourne dans le petit meuble aux souvenirs, et, volonté tendue, trouve finalement très vite

    ce travail assez court, écrit au crayon sur deux feuilles volantes. Il tente,  sans conviction, de tirer

    ces feuillets hors de la chemise où ils reposent. Mais sans résultat.

    Pas découragé pour un sou, il attend bravement  que son auteur ait repris sa place  devant l’ordi.

    Il grimpe dans son cou, à sa place préférée pour les encouragements, et se mette à déclamer  à

    tue-tête les parties qu’il a retenues, les plus proches de ce qu’il veut donner à connaître.

    A tue-tête ! Vous pensez bien que le silence règne dans le bureau, comme d’habitude.

    L’auteur se gratte furieusement le crâne et s’énerve. Ce qu’il voulait écrire ne vient pas, mais pas

    du tout !

    C’est une matinée sans, pensa-t-il. Il sait ce que signifie ce sans. Sans réussite, sans inspiration...

    à la pensée impuissante...

    Autant faire des rangements. Un souvenir l’envahit... Où est donc ce vieil article sur la puissance

    de la pensée... ? Oh, c’est vieux ! Il écrivait à la main, à cette époque. Mais il était assez

    convaincant, cet article ! Voyons, chemise jaune... Ah oui, avec les coupures de journaux... là...

    Le voici.

    Pipiol danse de joie sur le bord du bureau, il rit, pleure, chante, hurle... toujours dans le plus

    grand silence, mais...

    L’auteur, grognon tout à l’heure, sifflote à présent en s’installant pour recopier les deux feuillets

    sur l’ordi, avec l’arrière-pensée de le reprendre, d’en tirer quelque chose. Blotti dans son cou,

    Pipiol, le cœur en joie, savoure sa réussite et scrute ce qui se tape sur le clavier.

    L’article change évidemment. On ne se recopie jamais fidèlement. L’auteur, pensif, eut un

    moment de nostalgie. Il évoqua la création de ses personnages et son impression de dialoguer

    avec eux dans les moments décisifs, insinuant l’idée d’une liberté donnée à ces créatures de la

    pensée de choisir leur destin.

    Pipiol exulte, se tortille en tous sens, tellement heureux de la tournure des évènements qu’il en

    oublie de continuer la recette : penser et aimer très fort, tout ensemble. Il y faut une énorme

    concentration, qui à cause d’un trop plein de joie, a manqué.

    L’auteur baille, sa racle bruyamment la gorge et part se faire un petit café à la cuisine.

    Pipiol  se reprend, et, toujours cramponné au cou de son créateur phosphore de toute la

    puissance de son cerveau, irréel peut-être, mais complètement branché au lieu de ses

    origines : LUI.

    L’auteur, sentant affluer des idées et des souvenirs, en tire des conclusions favorables aux vertus

    du café.  Il lui revient le bien-être qu’il éprouvait jadis  à jeter sur le papier ses  déductions, ses

    notes et ses interrogations intimes.  Ah oui ! Il s’adressait alors à un petit bonhomme créé pour

    ça... Tout ceci s’était perdu lors de ses essais informatiques... Qu’il était bête, en ce temps-là !

    Puéril ! Naïf !

    Mais c’était tout de même bon, cette naïveté-là. D’abord, c’était ce petit interlocuteur, ce petit

    personnage qui assumait  cette puérilité... ça permettait de dire pas mal de choses sans en avoir

    l’air, ce dialogue...

    Méditatif, il envisage une autre tasse, pour faire durer les retrouvailles...

    Mais il y a mieux à faire.

    Il rejoint bien vite son poste. Là, mettant en attente la reprise de son article, il ouvre un

    nouveau dossier qu’il intitule : PIPIOL !!!

                                                                          FIN

     


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