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Capeline et canotier.
Ce texte est paru dans un collectif des éditions AUZAS ayant pour thème et titre:
CHAPEAUX
CAPELINE ET CANOTIER.
Une capeline de paille colorée a rencontré un canotier.
Sous la capeline, deux yeux de jais rieurs. Sous le canotier, au-dessus d'une
fière moustache blonde, deux bleuets.
Un soleil doux éclairait la campagne encore timidement fleurie. L’eau de la jeune rivière
gazouillait fort entre les rochers pour concurrencer les flonflons de la fête, au loin.
La capeline s'est laissée approcher par le canotier fringant qui lui a fait un bout de conduite.
La promenade se termina sur un banc, sous la surveillance d'une touffe de lilas. Point n'était
besoin d'une duègne. La large capeline sut garder ses distances malgré les rires cristallins qu'elle
abritait. Le canotier fredonna, marqua la mesure, mais découvrit d'un geste respectueux une
jeune tête blonde inclinée pour saluer le départ de la sage capeline.
Ceci se passait dans un monde disparu, fait de jeunesse, de rires, d'insouciance.
De gros nuages, un orage, une tempête, un typhon, un ouragan le dévastèrent. Un autre monde
est né. Convalescent, il panse des blessures tenaces, frotte des cicatrices encore sensibles, tente
un sourire entre deux grimaces douloureuses. Depuis trop longtemps, un fond de bruits de bottes
et des casquettes vert-de-gris ont imposé couvre-feux et restrictions.
*
Un bibi à voilette, couvert de deux énormes fleurs de paradis, est suivi tout au long du
boulevard par un borsalino gris clair, du même gris que le pantalon à sous-pieds qui gainent
deux jambes agiles. C'est un vigoureux marcheur, malgré une boiterie légère, prétexte au
maniement dextre d'un jonc noir à poignée d'argent.
Le bibi accélère et tourne dans une rue adjacente. Le borsalino suit. Hors d'haleine, le bibi
s'arrête devant la vitrine d'une modiste. Le voilette se soulève sporadiquement, tant la marche
fut vive, ou alors d'émotion ?
Les yeux de jais rencontrent dans la vitre le reflet du borsalino, et lancent une étincelle. La lueur
fugace éclaire deux bleuets innocents et l'étonnement se lit alentour de la moustache blonde.
Le borsalino se soulève, décrit une orbe et les moustaches sont faces à la voilette émue,
voltigeant de plus belle.
— N'ai-je pas eu le bonheur de vous rencontrer, autrefois, Mademoiselle ?
— Si, monsieur. C'était avant... avant. Les yeux brillants s’embrumèrent.
— Mille excuses, je ne voulais pas attrister de si beaux yeux... C'était un si joli printemps,
soupira-t-il comme pour lui-même.
— Mais une si triste année.
— Une terrible période. Nous en sortirons... Bientôt. Je vous promets. Le borsalino tournait et
retournait entre des mains embarrassées. Vous habitez la ville ?
— Il faut bien, je travaille à présent.
— Moi aussi. Nous reverrons-nous ? J'aimerais vous faire entendre notre chorale.
— Vous chantez toujours ?
— J'essaie de m'y remettre, de rattraper le temps perdu...
— Celui qui ne se rattrape jamais... dit-elle, rêveuse.
— On peut toujours essayer. Ses yeux de ciel pur chargeaient ces mots de tant de perspectives...
Feutre taupé, borsalino, panama, retrouvèrent toque, castor, turban, souvent, longuement.
Et passa le temps qu'il faut.
Advint le printemps et ses naïves fleurs des champs.
Le voile blanc de Marie en était parsemé. Il valait toutes les coiffures sophistiquées qu'elle
vendait aux dames de la ville. Un huit-reflets veillait sur elle. Dorénavant, il ne laisserait aucune
casquette de mauvais aloi l'importuner.
*
En coiffe de dentelle blanche, Marie, désormais, veille sur un mignon bonnet d'angora.
Au-dessous du bonnet, deux yeux d'azur dans un écrin de cheveux sombres la regardent
intensément. Mais arrive la moustache blonde qu'on appelle papa, et fusent les rires et la joie
d'Élodie.
*
Marie a recyclé ses talents. À ses clientes en cheveux, elle propose désormais bijoux fantaisie,
foulards et colifichets. Mais toujours un grand chapeau extravagant trône dans sa vitrine. C’en
est l'enseigne changeante. Et sous le reflet du grand chapeau, il n'est pas rare qu'un promeneur,
attiré par l'étalage aguichant, vienne encadrer son visage.
Marie et Élodie s'en amusent, complices. Elles se serrent pour se tenir compagnie, si seules
depuis que l'homme à la voix d'or enchaîne les tournées à l'étranger, les succès, la réussite.
Stetsons, bolivars ou sombreros, tricornes d'opérette ou calottes épiscopales, par ses photos
dans les magazines, on peut suivre son envol de festivals en galas. Il semble manquer même
de la minute nécessaire pour téléphoner à ses deux petits chaperons rouges, seules parmi les
dangers.
Un loup muni d'un casque intégral tenta d'enlever la douce Élodie. Marie se débattit seule comme
la petite chèvre de Monsieur Seguin contre la bête, pour sauver sa fille, mais le loup l'emporta.
Marie, désespérée, demanda de l'aide à un képi sévère qui d'abord l'accusa, puis tomba sous
le charme de ses larmes.
Loin de sauver la fille, il voulait perdre la mère.
*
Un soir, sous le grand chapeau de la vitrine, vint s'encadrer une petite capuche rabattue,
honteuse. Les aigues-marines de ses yeux étaient délavées par les pleurs et son petit corps
amaigri se serrait dans le vaste châle qui le couvrait. Marie pleura de joie en serrant la repentie
contre son coeur.
Elles furent deux à s'opposer aux exigences du terrible képi. Il n'avait plus de moyen de pression
sur Marie et voulut s'en prendre au ravisseur d'Élodie. Il était bien loin, et le jeune fleur, refusant
de faner, s’était allée réfugier chez les cornettes. Charitables, elles la recueillirent, la soignèrent,
mais s'avisèrent de vouloir l’embéguiner. Élodie, un instant tentée, résista et s'enfuit pour
retrouver l'abri des couvre-chefs de sa mère. Les cornettes étant moralement inattaquables,
le képi capitula et classa l'affaire.
C'est ce moment que choisit un manille blanc, abritant une moustache blonde blanchie par des
années d'aventures, recelant un crâne rose encore garni de quelques duvets blonds, pour jeter
un oeil interrogateur au travers de la vitrine. Bien entendu, il encadra son visage dans le reflet
du grand chapeau qui était du genre deuil chic, comme les pensées de sa créatrice.
Sidérée, Marie fit signe d'entrer à ce petit homme replet et trop habillé pour le lieu et l'heure.
Elle n'avait pas vu, sur les photos raréfiées de l'homme à la voix d'or, se dessiner ce petit ventre
rebondi et ces esquisses de bajoues, que sans doute dissimulaient ses costumes de lumière.
Son air triomphant l'avait déserté. Restait un reflet vague de l'homme qu'elle aimait, noyé dans
une physionomie banale et inconnue.
Marie ne savait plus que penser, que ressentir d'autre que la confusion de ses sentiments.
— Papa !
Élodie venait d'entrer. Sans un instant d'hésitation, elle se jeta dans les bras de son père, faisant
valser au loin le manille blanc resté en place tant la sidération des deux amants était grande.
Marie avait jeté un coup d'oeil dans la grande glace où d'ordinaire se miraient complaisamment
ses clientes. Elle y avait vu une petite femme aux yeux de braise, la silhouette un peu tassée, le
menton empâté. Sa chevelure poivre et sel allait bien avec son visage un peu fané et sa taille
épaissie. Une inconnue, elle aussi.
Elle tendit la main à l'élégant garçon blond qu'elle avait épousé une belle journée de printemps.
Il enlaça sa taille de jeune fille. Ses paupières voilèrent un instant les bleuets de sa jeunesse,
qui réapparurent intacts.
*
Une capeline de paille dorée se promène au bras d'un canotier. Sous le capeline, le bonheur est
aux prises avec les cicatrices de la vie. Le bonheur est en train de gagner et un rire frais sort de
dessous la paille tressée.
De l'autre côté du canotier désuet, mais obligatoire en ce jour important, un galurin rigolo coiffe
une splendide brune aux yeux de saphir. Sa démarche légère se joue du balancement de sa robe
printanière et compense ce qu’a de tranquille le pas du trio.
Le canotier emmène sa famille fêter leur réunion et quelques petits faits privés dans la guinguette
de leur jeunesse.
L'établissement, lui aussi, à prospéré. De guinguette, il s'est transformé en luxueux restaurant
gastronomique qu'à coup sûr une simple modiste n'aurait pu fréquenter. L'homme à la voix d’or
le peut, lui.
Il a déposé aux pieds de ses deux déesses le fruit qui lui avait fait oublier que le temps passait.
Sa seule excuse.
Elle fut reçue avec modération. Toutefois, Marie salue avec satisfaction ses riches clientes,
habituées de l'établissement.
Après le repas, une promenade en calèche les mène dans la campagne encore timidement fleurie.
Ils longent la jeune rivière qui gazouille immuablement entre les rochers. Au loin, on entend les
flonflons d'une fête.
Élodie n'en sait rien, mais chaque fleurette, chaque son, chaque détour du chemin fouette le
sang des vieux amants.
Soudain, rênes en main, le canotier se lève et pousse le cheval, qui part au galop. Parmi les cris
et les rires s'envolent une capeline dorée, un canotier passé de mode, et un petit chapeau rigolo
garni de cerises
FIN
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