• Petit Homme, suite et fin

    Oh, je sais. Je suis bien loin des mauvais sentiments là !

     Mais très prochainement vous saurez pourquoi

     

    Petit Homme 2

    —  Laissons cela… As-tu pensé à ton vœu ? Sinon, penses-y maintenant, le temps chemine. Veux-tu la jeunesse ? Je te l’offre. 

    —  Vous pouvez vraiment cela ? Redevenir un jeune homme…Revivre ma vie…Quelle tentation ! 

    —  N’oublie pas la condition. C’est seulement ta vie qui est concernée. Tu redeviendras un jeune

    homme dans le monde d’à présent. Tu devras vivre un autre destin.

    —  Je pensais seulement que cela me permettrait de revoir ma pauvre femme, qui m’a si tôt laissé

    pour aller habiter les nuages… 

    —  Je sens ton cœur bien lourd, en effet. Cela n’est pas possible. La condition est inexorable.

    Cependant, je peux quelque chose pour toi. Oh !  Bien peu, en ce cas : je te promets de t’envoyer

    des rêves où tu la reverras ! Vous aurez encore de douces nuits… La voix de l’homme se mouillait.

    —  Oh ! Merci ! Me voici comblé ! 

    —  Oui, mais ça, c’est un cadeau personnel. Le Patron n’en saura rien. Maintenant, ton vœu.

    Allons : la jeunesse ! Qui résisterait à une offre pareille ! 

    — Votre cadeau personnel me fait un tel plaisir. Non merci, rien d’autre.

    —  Allons ! Imagine ! Sentir tes membres souples, affranchis de douleurs, ta peau fraîche et

    tendue sur de beaux muscles saillants ! Tu ne te souviens même plus du vrai contour des choses,

    maintenant que ta vue a baissé. Et ce souffle d’amour tout puissant qui t’empoignait auprès des

    jolies filles ! Souviens-toi du vent dans ta chevelure drue, de la joie qui t’enfiévrait sans raison à

    la moindre sensation ! Préfère-tu tes tristes cheveux gris et les rides qui froissent ton visage ?

    Songe-tu que l’échéance approche, que je peux la faire reculer d’un grand bond ?

    Le petit homme, méditatif, écoutait avec grande attention. Il prit calmement la parole :

    —  Je me souviens bien de ma jeunesse. Toutes les sensations dont vous parlez, je les ai connues.

    Il est vrai que je laisserais bien volontiers les douleurs qui me tordent les os. Mais je me souviens

    aussi qu’il fut bien dur de passer de l’enfance insouciante à l’adolescence préoccupée, bien difficile

    de construire une vie honnête et heureuse pour ma chère femme qu’il fut si doux d’aimer.

    Je la vis ensuite malade, et je devais l’abandonner à ses souffrances des heures entières pour aller

    gagner de quoi acheter ses remèdes, alors que je savais notre temps compté. Je l’ai vu s’éteindre

    et suis resté seul, ayant tout perdu avec elle. J’ai dû voir aussi se consumer mon père, puis ma

    mère, avec toute la douleur qu’éprouve un fils à voir se dégrader ceux qui incarnaient le chêne

    sur qui s’appuyer. J’ai tenu, j’ai lutté, mes rides ont chacune leur histoire. J’y tiens, je les garde.

    J’ai réussi, au travers des peines et des joies, à me garder actif , aimable et attentif aux autres.

    Mon bonheur et ma fierté sont de n’avoir jamais nui à quiconque, au moins à ma connaissance.

    J’aurais peut-être, eu, en acceptant votre offre, une vie plus favorisée. Mais jamais je ne pourrais

    aimer une femme comme j’ai aimé ma pauvre Marguerite, et, sans elle, peut-être deviendrais-je

    un homme pour qui j’aurais peu d’estime. Je ne veux pas prendre ce risque. La vie est bien faite,

    qui fait baisser la vue des hommes pour qu’ils ne se voient pas bien vieillir, et brouille leur

    connaissance pour qu’ils ne se sentent pas mourir. Quand ce que vous appelez l’échéance et que

    je nomme sans crainte la Mort ma prendra, je serai fatigué et content du repos offert.

    Sans compter la petite espérance tenace de retrouver ceux que j’aime…

    —  Ainsi, tu me refuses  ce qui ferait faire des bassesses , voire commettre des crimes… Tu es

    vraiment un sage, petit homme !

    Je le savais, puisque je t’ai été envoyé, mais le calme peu commun avec lequel tu argumentes

    ton refus me donne à penser que j’ai été bien dirigé.                                             

    Tu peux sans changer ce que tu es, accepter au moins la fortune ! Adoucir tes prochains jours,

    chauffer tes douleurs au soleil des tropiques. Porter de beaux habits et connaître le monde

    n’empêche pas de rester un homme estimable à ses propres yeux, et rapporte de nombreux amis.

    N’aimerais-tu pas avoir de nombreux amis ? 

    —  La fortune fait venir les amis, dites-vous ? Quelle sorte d’amis sont-ce là qui aiment en nous la

    richesse ? Les quelques amis que j’ai sans opulence aucune me sont chers et, pour eux et

    quelques personnes en difficulté de ma connaissance, pour quelques malheurs humains dont la

    solution tient à la fortune, me voici tenté par cette proposition. Foin de voyages exotiques et de

    palaces dont on doit se lasser dès que la nouveauté en est usée. J’ai appris à aimer mon petit

    territoire  limité à la distance que je peux arpenter en une journée. A force de travail, j’ai rendu

    ma maison confortable. Elle est mienne et je m’y sens bien. Il me semble que les objets de bois

    que je sculpte les soirs d’hiver pour me distraire valent bien des œuvres plus sophistiquées,

    parce que  mes pensées, qui ont accompagné chaque coup de ciseau y restent présentes, et font

    écho lorsque je les regarde. Non, je n’ai vraiment besoin de rien. Connaître le monde, dites-vous ?

    Vous qui le connaissez, savez-vous des endroits plus charmants  et plus amicaux que le petit pont

    romain où nous nous sommes connus ? j’y viens souvent, à chaque fois j’y découvre des choses

    étonnantes. Cette clairière aussi est délicieuse… A votre avis, dois-je regretter le vaste monde ? 

    —  Le monde est vaste, en effet et plein de coins charmants comme ici. Certains sont plus

    grandioses, d’autres plus étonnants, d’autres encore  précieux, fragiles et pour cela attachants.

    Mais ce qui compte c’est d’appartenir, où que l’on soit, à cette race dont tu fais partie qui sait voir

    et sentir un pays avec son cœur et toute sa sollicitude. Tu vis au pays de ton âme, petit homme,

    et tu es correctement placé. Je retire mes propositions de voyage.

    —  Alors, je fais le vœu de recevoir la fortune. Sans changer rien à mes habitudes, pouvez-vous

    en faire bénéficier mes amis, des pauvres et des œuvres charitables ? Et soyez grandement

    remercié, vous et Qui vous envoie, que vous me nommerez peut-être ?

    —  Tsss Tsss ! Tu vas être tellement déçu ! Impossible d’accéder à ta demande.

    Cette fortune n’est que pour toi. Tu ne peux en faire bénéficier personne d’autre, et si tu

    transgressais cet interdit, l’argent ou les biens que tu procurerais ainsi fondraient, se dissoudraient,

    disparaîtraient par différents moyens insoupçonnables, mais efficaces. 

    —  C’est irrévocable ? Impossible ? Alors, pas de fortune ! C’est bien dommage de renoncer aux

    secours que mon imagination commençait à dispenser.

    —  Il te reste la gloire, la puissance ! Je te donne le pouvoir d’être adulé des foules. Tu seras

    célèbre et acclamé mondialement ! 

    —  Là aussi je gagnerais des amis !…Des ennemis aussi, d’ailleurs !…Et je devrais me méfier

    encore plus des premiers  que des seconds !… 

    —  Te voilà bien amer. Il est grisant de se sentir aimé de tous. La puissance et la gloire ont

    gouverné les âmes depuis la nuit des temps. Beaucoup ont trahi, vendu leur mère, opprimé

    des peuples pour obtenir seulement le quart de la moitié de ce que je peux mettre à tes pieds.

    —  Je suppose que la clause irrévocable joue en ce cas également, et empêche que je me serve

    de ce don pour promulguer des lois justes qui soulagent les maux du monde, que j’entraîne les

    foules à faire le bien. Tous mes efforts en ce sens avorteraient, n’est-ce pas ?

    —  C’est vrai. Tu ne pourrais pas changer le destin  de tes contemporains malgré toute ta gloire

    car il est indispensable de respecter leur libre arbitre, et le seul bénéfice serait  tien. Mais qu’as-tu ?

    Tu parais hostile tout à coup. Ton regard me glace. Ne sommes-nous plus amis ?

    Le petit homme baissa la tête. Ses épaules s’étaient affaissées. Lui si naturel semblait vaincu et

    gêné.

    —  Je suis troublé. Vous avez étalé devant moi tout ce que peuvent des valeurs dont j’avais

    négligé la puissance. Je comprends à présent pourquoi on me nomme « petit homme ». Rien de

    grand, de fameux ou d’efficace au moins n’est sorti de moi et de la pauvre vie que j’ai menée

    égoïstement, préoccupé de mon microcosme et ne souffrant pas des misères du monde.

    Vous vouliez me récompenser de ma droiture. Vous n’avez fait que me tenter avec des leurres

    mirifiques, mais inacceptables. Une question me taraude depuis un moment : Qui êtes-vous, vous

    qui savez si bien vanter ces trésors qui me paraissent d’autant plus méprisables qu’ils auraient été

    fantastiques pour en user fraternellement ? Quel nom porte votre personnage presque

    tout-puissant et éminemment tentateur ? Les genêts derrière vous embaument, mais c’est le

    soufre que je crois sentir ! Démasquez-vous et laissez-moi, si c’est le cas ! C’est bien assez de

    me laisser cette étendue de remords et d’avoir fait mourir la petite philosophie qui me rendait

    content des autres et de moi !

    —  Petit homme, tu me surestime. J’ai été tentateur, il est vrai, mais à la façon d’un camelot,

    guère plus. Il est de grands personnages que celui auquel tu pense a tenté, mais ce fut bien

    autre chose. Je suis, ce que je t’ai dit :un voyageur du temps et de l’espace. Un émissaire aussi,

    un messager. Nous sommes quelques uns à arpenter ainsi les siècles et les mondes.

    Il y a derrière nous toute une administration  qui t’étonnerait. Pour ce qui te concerne, j’ai été

    envoyé vers toi comme je te l’ai dit, parce que tu es un cœur pur. Je n’en cherchais pas une

    confirmation inutile, j’étais chargé de te faire connaître tout un côté de la charité que tu ignorais

    sans que tu en fusses coupable. Quelle meilleure façon de te faire rapidement prendre conscience

    de tout ce à quoi tu ne pensais jamais que de te l’offrir et de te le reprendre ?

    Cette prise de conscience va peut-être gâcher ton existence actuelle, j’en suis navré, car ta vie

    me plaît bien telle qu’elle est. Mais nous avons besoin de toi, pour te joindre à tant d’autres et

    nous aider dans le grand antagonisme des mondes.

    La lune était  devenue petite, brillante et dure. Sa lumière limpide découpait des ombres nettes

    dans la clairière illuminée comme une scène sous les projecteurs. Un silence vivant enchâssait la

    longue tirade du voyageur, lui conférant la portée d’une révélation initiatique.

    Du moins le petit homme le ressentait ainsi, qui découvrait dans ce discours  la distance entre la

    simplicité de sa représentation du monde et les infinis évoqués. Et pourtant, on avait besoin de

    lui ! Quel vertige !

    Le voyageur reprit la parole :

    —  Je vois qu’il faut que je t’explique encore le pourquoi et le comment ! C’est un travers que tu

    partage avec tant des habitants de cette planète. Mais qu’y puis-je ? 

    Le conflit entre la lumière et les ténèbres, pour faire très simple entre le bien et le mal, est la

    condition de la pérennité des mondes.

    Tout est du domaine de la pensée, qui est une énergie dont tu ne soupçonne pas la puissance.

    Si tu es avec nous, si tu veux participer à l’action des forces de lumière, maintenir l’équilibre

    créateur tout en assurant la prééminence du bien, rejoins-nous. Il suffit que tu maintiennes l’état

    de pureté de ton cœur, et qu’en toute conscience tu pries en songeant aux malheurs que tu

    déplores et voudrais soulager. Prier veut dire que tu forme avec d’autres de toutes origines qui

    feront comme toi une énergie capable de lutter contre les douleurs, les peines, les catastrophes,

    tout ce que produisent les forces des ténèbres. Tu serais stupéfait  si je pouvais te donner, en

    chiffres de votre science actuelle la puissance ainsi créée. 

     —  Serait-ce aussi simple que ça ? Est-ce vraiment suffisant ? 

     —  Ça l’est. Je suis venu te révéler un des secrets du monde et tu le trouve trop simple !

    En attendant, petit homme, tu dois toujours émettre un souhait, que j’exaucerai pour toi. As-tu

    trouvé quelque chose qui te ferait vraiment plaisir ? Je ne te suggère plus rien, mais il faut te

    décider… 

     — Je crois, oui. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans un hameau assez éloigné un pommier

    extraordinaire  donnant des pommes grosses, rouges, mais surtout succulentes. Ma mère en

    achetait quelques unes qu’elle conservait jalousement au fruitier.

    Si j’avais été très sage, ou brillant à l’école, ou bien pour mon anniversaire, je trouvais une de

    ces pommes fantastiques dans  mon assiette . La tradition dura longtemps et, jeune homme,

    je gardais pour Marguerite ces délices, mais elle voulait que nous les partagions. Ce furent des

    moments merveilleux. Puis le pommier devenu vieux mourut sans descendance , car personne

    n’avait songé à conserver quelques graines ou un greffon. Il n’existe plus depuis bien longtemps.

    Je ne vous demandera pas le pommier, à cause de cette terrible clause restrictive, car je ne peux

    promettre de les manger toutes moi-même, mais si vous  qui pouvez tant de choses

    extraordinaires me donniez une de ces pommes, je serais le plus heureux. Voyez que je ne suis

    pas si facile à contenter, car c’est un miracle que je demande là ! 

    — Tu refuses la gloire, la fortune, la jeunesse et tu veux une pomme qui soit un miracle !

    Tu es un drôle de petit homme ! Je t’estime et suis ravi d’avoir fait ta connaissance. S’il m’arrive,

    pour le service, de retourner dans les parages de ton époque et de ton pays, je te rendrai visite

    avec beaucoup de plaisir. Finalement, nous avons passé une soirée agréable dans cette jolie

    clairière .

    La lune avait décliné et les grands arbres dispensaient une nuit plus noire qui gagnait en surface

    d’instant en instant. Un petit nuage tout rond commença à masquer l’astre brillant. Dans la

    pénombre épaissie, le petit homme sentit le vent et le frôlement de plumes du grand salut que

    lui fit le voyageur, entendit son adieu au plus opaque de la nuit, puis la lumière, démasquée

    réapparut.

    Bien sûr, aucun indice du chemin pris par le voyageur d’un autre temps, aucune branche dérangée,

    aucun craquement de bois mort n’était perceptible.

    Petit homme lui dit adieu dans son cœur. En se levant pour partir, il découvrit sur le banc de

    pierre, à la place que venait de quitter son compagnon, une merveilleuse pomme rouge en tous

    points semblable à celles de son enfance. Il se sentit heureux. Sa pomme à la main, il plongea

    courageusement dans le taillis qu’ils avaient traversé en venant. Les branches s’écartaient d’elles

    mêmes et sa progression fut aisée. Il comprit qu’il ne serait plus jamais seul devant les difficultés.

    Rasséréné et plein de gratitude, il reprit le chemin de  sa maisonnette, pas très éloignée.

    Longeant la haie qui bordait son jardin, il fut alerté d’un changement. La porte passée, il vit un

    gros pommier tout en fleurs dans un angle parfaitement approprié, resplendissant de l’éclat que

    lui dispensait l’astre des nuits à présent de ce côté.

    Il remercia avec ferveur le messager et son ou ses commanditaires, ainsi que tous les mystères

    cachés derrière, et s’aperçut brusquement que cette journée étrange l’avait fort fatigué.

    Il tombait de sommeil.

    Il plaça sa pomme sur la table de nuit pour la voir au réveil, et à peine étendu, sombra dans un

    sommeil profond. Il passa une délicieuse nuit avec sa chère femme, qui vint plusieurs fois le

    visiter en rêve.

    Il eut honte de se réveiller quand le soleil était déjà haut dans le ciel Sa pomme luisait doucement

    à côté de lui. Il la prit en main, et bien qu’il en eut grande envie, n’osa la croquer.

    Il sortit bien vite au jardin, admira son pommier bruissant d’abeilles. Il en examina le pied : l’arbre

    semblait planté depuis des lustres, un gazon follet recouvrait la terre qui aurait dû être

    fraîchement remuée. Son incrédulité finit de céder devant tant de prodiges. Il sut qu’il avait la foi,

    qu’à présent son existence avait un sens.

    Sur le joli pont romain aux pierres mangées de mousses  et de fougères est assis le petit homme.

    Jambes pendantes, il a les yeux perdus dans le bleu du ciel et ses  paumes ouvertes sont tendues

    vers un ailleurs infini. Il prie de toute son âme et sa méditation n’est plus vaine.

    A côté de lui, sur le muret, il y a une grosse pomme rouge. Soudain, il sursaute légèrement : il a

    senti contre sa joue le frôlement de drôles de plumes frisées, tandis que s’inclinent les pâquerettes

    du chemin.

    — « Au revoir mon ami, navigateur de l’espace et du temps ! Bon voyage ! »

                                                                  FIN

     

     


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