• L'oublié (Première partie)

    Les auteurs et leurs personnages....

    Quel lien étrange les lie.

     L'auteur, l'habitant d'entre deux mondes ?

     

     

    L’oublié

     

    Eh bien ! Trois jours ! Un luxe ! La maison vide, des provisions pour survivre et tout le monde me

    croyant parti aussi, pas de téléphone. D’ailleurs, je débranche.

    Je vais enfin pouvoir interroger ce hippie attardé qui m’intrigue.

    D’ordinaire, je crée un personnage qui prendra vie dans une histoire que je veux raconter.

    Puis je lui donne des compagnons, des compagnes, des lieux et des aventures. Je mène le jeu,

    en quelque sorte, et malgré quelques incartades, mes personnages se plient à ce que je fais

    d’eux, et aussi aux circonstances érigées autour d’eux.

    Celui-ci est bien différent.

    Flegmatique, dégingandé et assez mal vêtu, il a pointé sa bouille mal rasée au milieu de ma vie

    privée, me demandant une...entrevue !

    Une entrevue ?

    Est-ce une façon d’aborder un auteur, même potentiel ?

    Il m’a rendu débile, ce bonhomme ! Je ne suis pas un auteur potentiel. Je suis un auteur bien réel,

    j’ai donné vie à de nombreuses planètes où se sont déroulées bien des aventures. Ces univers

    ont rencontré des lecteurs. Ainsi entérinés, mes univers existent bel et bien. Rien de potentiel.

    Du tangible.

    Ce qui reste une question, c’est la personnalité de ce jeune homme, son origine, son créateur et

    ce qu’il me veut. Je n’ai jamais entendu parler de personnages en liberté loin de leur créateur.

    Il y a bien eu cette famille, créée par Pirandello. Des personnages de théâtre, indociles, exigeants,

    fichant le chaos dans le montage d’une pièce dont ils voulaient rectifier le jeu. Du théâtre, quoi !

     Moi, je raconte des histoires directement à l’oreille de mes lecteurs, sans intermédiaire. Non, ces

    petits signes noirs, sur du papier ne comptent pas. Il n’y a pas de metteur en scène,

    d’interprétation, rien ! Mon rapport à mes lecteurs est direct, intime et personne ne s’en mêle.

    Alors, pensez si je me souviens de toutes mes créatures !

    Là, non, aucun souvenir de cet individu. J’ai parcouru mes archives en tous sens, des nouvelles

    oubliées, des petits textes informes, sans suite, nés d’une idée avortée. Rien qui ressemblât à

    cette sorte de hippie timide qui a profité de ma stupeur pour me demander...une entrevue !

    Eh bien! puisque entrevue il y a , abordons l’entrevue.

    Bonsoir, jeune homme. De quel sujet désiriez-vous m’entretenir ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?

    Veuillez vous présenter, s’il vous plaît...

    Tandis que je me rend ainsi froid, distant, que je me fais bougon, une vague réminiscence

    m’envahit comme une brume s’élève de la terre chaude, les soirs d’été.

    Une idée de souvenir, d’un souvenir qui m’échappe encore. Un mot flotte doucement au-dessus

    de la brume, puis s’envole à tire d’aile dès que je cherche à le saisir.

    Tu ne me reconnais pas ? J’ai tellement changé ?

    Fils. Ce mot évanescent , c’est fils. Fils de qui, Où ? Comment ? Dans quelle histoire ? Lue ou

    écrite ? Par moi ou issue d’une autre imagination ?

    La brume se lève lentement, lentement...

    Comment l’aurais-je reconnu, ce fils d’un couple torturé dont j’ai commis l’histoire dans une

    nouvelle presque oubliée ?

    C’est l’Arlésienne dans l’oeuvre éponyme de Bizet. Tout le monde parle de lui, il n’apparaît que

    pour une ou deux répliques vagues. D’ailleurs, la nouvelle avait bien failli porter son nom.

    Ce fut «l’oublié », cruelle ironie ! Pas tout à fait aboutie, elle n’entra dans aucun recueil, resta dans

    mon petit enfer maison, avec quelques ratages dont on pouvait attendre mieux avec plus de travail.

    La paresse me gagne, parfois, ou alors un projet devient prépondérant, prend toute la place.

    Bref, j’ai devant moi le fils de ce couple égoïste, le sacrifié, mis sur la touche du match terrible

    auquel ses parents se sont livrés jusqu’à perdre leur âme.

    Une grande honte monte en moi devant son regard bleu, à la fois tendre et lucide.

    Je lui ai donné un rôle effrayant dans l’histoire dont il est issu, sans pour autant le doter du

    bagage qu’un personnage principal possède. Lui n’était qu’une ombre large et encombrante

    planant avec insistance au-dessus d’un drame. Rien n’était déterminé en lui, à peine son physique,

    encore moins ses aspirations, ses désirs, ses raisons de vivre. Je lui ai donné la souffrance,

    l’incompréhension, et aucun destin.

    Par quel miracle a-t-il survécu à cette histoire avortée, par quelle volonté autre que la mienne a-t-il

    cette silhouette affirmée, cette option de look précis : jean usé, rapiécé; tee-shirt bleu délavé

    comme ses yeux. Une légère barbe blonde propre sans chichis ni ostentation; un foulard joliment

    noué à son cou souligne un port de tête altier; un très petit anneau à son oreille accroche une fine

    mèche de ses cheveux blonds et fins retenus simplement en arrière par un élastique. Il a des

    mains longues et fines, mais durcies et abîmées par quelque travail manuel et ses pieds vivent en

    liberté dans des sandales rustiques, malgré la fraîcheur de cette demi-saison.

    Il a jeté sur la chaise, en s’asseyant, un tricot à grosses mailles d’une laine brute et irrégulière,

    dont les boutons sont de petits morceaux de bois écorcé. Ça sent le retour à la terre, l’écologie

    pure et dure, une autre vie.

    Je me souviens, à présent. Mais quelle réussite ! Je t’avais à peine ébauché, moi et te voici

    tellement accompli, doté d’une personnalité que l’on sent affirmée, et si différent de ce qu’aurait

    dû être le fils d’une diva et d’un haut fonctionnaire !

    Je suis ce fils, et c’est peut-être en réaction contre le milieu ou j’ai tant souffert que j’ai choisi...

    enfin, qu’on m’a donné une autre chance.

    Ce garçon s’exprime bien et semble intelligent. L’ hésitation dans sa dernière phrase m’alerte

    Choisi...donné ? Que veux-tu dire ?

    C’est pour ça que j’ai voulu te rencontrer. Tu es mon premier créateur, n’est-ce pas ?

    Premier...donc, pas le seul ? Il y en a un autre ?

    Oui, plusieurs. Je viens juste de remonter jusqu’à toi.

    Extravagant ! Je n’ai jamais entendu dire...?

    C’est pourtant vrai. Simplement.

    Son ton calme et précis, sa façon d’occuper la chaise toute entière... Il se sent à sa place, alors

    que mon éclat coléreux et mon trémoussement sur mon fauteuil soudain inconfortable dénotent

    un manque certain d’assurance, peut-être une culpabilité, en tout cas une incompréhension totale.

    On n’a pourtant pas pu plagier « l’oublié » ! Personne ne l’a lu !

    Si, tout de même, quelques personnes, dont mon second père, en l’occurrence une mère.

    Je ne connais pas les notions de sexe ou de genre dans votre monde si spécial. Elle m’a recueilli

    avec les sentiments et les soins de la mère que je n’ai pas eue. Ma souffrance et mon état

    d’oiseau malencontreux qui n’a nulle part où se poser l’ont touchée. Elle m’a instruit, doté de

    diplômes, m’a impliqué dans ses recherches sur une nouvelle vie, plus vraie et plus féconde, non

    soumise à la possession de biens et de richesses, mais à la liberté et à la méditation.

    Je suis devenu un cobaye pour réaliser ses utopies. Elle m’a envoyé dans les paysages

    somptueux de Lozère. J’y ai vécu de belles années. Nous étions un groupe de rêveurs possédant

    des talents divers et pas mal de connaissances intellectuelles. Nous refaisions le monde en

    nettement mieux, nous avions des projets de vie tous plus innovants les uns que les autres.

    Du jamais vu, du jamais fait.

    Le premier couple durable formé a investi quelques ruines agrestes. Ils ont redressé des restes

    de murs en pierre sèches, abattu des arbres pour construire un nid contre le froid à venir, arrangé

    des enclos pour élever trois ou quatre chèvres. Alex, un fort et grand garçon, versé dans l’étude

    des herbes et des lichens, était prêt à mettre en place l’exploitation de la laine que les agriculteurs

    n’écoulaient plus, traitée et teinte par ses décoctions de plantes. Faire revivre les vieux métiers,

    en vivre modestement en mangeant les légumes de son jardin, en buvant l’eau de la source,

    captée au moyen de tuyaux de terre cuite dont le jardin était jonché, oubliés là au profit du PVC,

    leur convenait.

    Tout allait si bien ! Ils ont fondé la famille qu’ils rêvaient nombreuse. Gerdha, enceinte, se

    proposait d’accoucher en musique, près d’un grand feu de joie, avec tous les copains autour

    avec guitares et chansons...

    Mais cette terre accueillante avait un propriétaire. Un homme, fonctionnaire à la ville...

                                 Suite et fin demain, bonne soirée, bon réveil !

     

     


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