• Barbus

     La barbe que ce confinement !

     La barbe est à la mode.

    De la barbe aux barbus, il n'y a pas loin,

    Donc, voici , en parallèles, deux vies bien différentes de personnages "au poil  "

     Barbus

     

    Un petit homme en costume étriqué, barbe noire, lorgnon et chapeau melon.

    Son ventre rondelet lui confère un certain prestige. Sa famille, fille longue et frêle étiolée, garnement en culottes courtes et genoux couronnés

    et femme imposante, sérieuse au point de ne plus rire, en sont illuminés. Le petit homme sert la nation avec son porte-plume d’acier et son goût du classement.

     

    Un homme dégingandé, voûté comme Gulliver scrutant Lilliput, muni d’une barbe de paille, tressée pour  la partie centrale,

    attachée avec un fin lacet rouge. Il est célibataire, cependant père d’un bambin de six ans, rêveur, épris de départs et de liberté.

    Les mères forment un harem autour du gosse et il faut bien toute une société pour récupérer ce fugueur à peine retenu sur la terre.

    Le Viking est un patriarche intermittent. Il rentre à la ferme communautaire juste quand il faut pour assumer les travaux marquants,

    y imprime sa force et sa seigneurie, honore les lionnes de son harem et ajoute du rêve aux rêves de son enfant.

    Puis il s’envole sur son cheval d’acier vrombissant pour des équipées improbables dont jamais il ne rend compte.

     

    Bien des vicissitudes et trois générations séparent ces deux barbus, ces deux hommes, ces deux humains.

     

    Quand il se lève tôt pour partir au ministère, Le petit homme brun troque sa longue et chaste chemise de nuit rayée pour

    une chemise blanche fraîchement repassée par son impeccable compagne. Il est en sous-vêtements de coton 

     quand il soigne sa barbe légèrement bouclée. Il la peigne, la nettoie, la parfume, rectifie son tombé soyeux à l’aide de quelques coups de ciseaux.

    Depuis quelques temps, il la scrute, inquiet, de plus près. C’est qu’il a déjà dû arracher deux fois un poil blanc surgi au milieu de sa noirceur.

    Il enfile alors sa chemise blanche et ajuste le haut faux col  dur et la cravate sobre qui vont assister son autorité. Son pantalon et sa veste

    ont un certain âge et n’ont pas suivi son épanouissement, ce qui cause cet effet de rigidité étriquée qui le sert si bien dans ses fonctions.

    Avant de partir, il doit consulter l’emploi du temps de sa fille pour ce jour ordinaire, remettre l’argent des courses à son épouse et tancer

    son fils turbulent pour ses frasques à venir. Pour celles commises hier, c’est déjà fait.

     

    Quand il est présent à la ferme le géant blond à la barbe tressée commence sa journée par un comportement d’ours mal léché.

    Tout le monde est au courant et le laisse attacher ses cheveux, abondants, longs et libres, lisser sa barbe, et boire son bol de café avec six sucres.

    Après ça et quelques instants plus tard, c’est le plus charmant des hommes. Il cajole son fils qui attendait impatiemment la fin du rituel,

    lutine tendrement ses trois femmes et se prépare pour le travail de la ferme. Il rentre une récolte en un rien de temps,

    répare des murettes sans même y penser, retourne une pièce de terre en moins de temps qu’il faut pour l’écrire, le tout sans s’arrêter

    même pour manger des casse-croûte qu’il engloutit sur place. Il boit l’eau de sa source avec un plaisir évident. Il mène ainsi son train

    jusqu’à l’heure fatidique. Dix huit heures sonnantes. Alors il file à la douche et ressort de la salle de bains transformé. C’est un seigneur

    vêtu de beaux atours exotiques et bariolés, soigné et parfumé, les mains couvertes de bagues... La maison retentit soudain d’une musique

    raffinée et, stylées, ses femmes, elles aussi splendidement vêtues l’attendent auprès d’une table rutilante de cristaux et d’argenteries baroques. 

     On sert un repas plantureux, on boit, on rit beaucoup, le seigneur fascine en racontant de belles histoires que son fils écoute et croit et

    dont ses femmes, moins naïves, admirent l’invention et le renouvellement.

    La soirée est consacrée à la danse, aux rires, puis, quand le garçon s’est écroulé d’un sommeil peuplé de rêves merveilleux et que son père

    lui-même l’a couché avec maintes douceurs et manifestations de sa tendresse, la soirée devient langoureuse, amoureuse, enfiévrée.

     

    De retour chez lui, le "mari idéal selon son siècle" raconte à sa femme les menus incidents de sa journée au ministère, l’avancement

    de ses espérances de promotion ou ses inquiétudes à ce sujet. Il l’amuse en racontant les bourdes du garçon de bureau, ce à quoi

    elle renchérit en racontant celles de la femme de journée ou les pataquiès de Madame Grevel, sa victime favorite. Il visite sa fille,

    penchée sur sa broderie qui n’avance guère tant elle rêve, et lui enjoint de continuer. Les rêves ou la broderie ? Nul ne sait. Il jette un œil

    distrait sur le cahier mal tenu de son garçon. Ce soir, pas de bêtise majeure, pas de correction.

    Tant mieux car Monsieur doit sortir.

     Un passage à la salle de bains ajoute une touche d’eau de Cologne « Cuir de Russie » à sa barbe repeignée. Il a troqué son col

    trop sévère pour une cravate nouée plus confortable et sort avec un léger baiser à son épouse, mais sans une explication.

    Comment pourrait-il expliquer qu’il s’en va pousser son avantage auprès d’une jeune femme peu farouche récemment rencontrée ?

    Elle offre peu de résistance, mais il s’emberlificote tout seul dans des complications qu’il croit nécessaires. Ses  sens, au fond,

    restent en repos, mais il s’excite de sa situation d’amoureux transi tout en pensant aux deux poils blancs de sa barbe.

    Il remplit sa mission de chef de famille, il ne doit pas se complaire auprès de sa vertueuse femme, il doit avoir une vie privée,

    malgré le tintouin qui peut en résulter et la nostalgie qui le prend de ses charentaises et de son journal.

     

    Dix jours se sont passés à la ferme. Le garçon n’a pas quitté son père des yeux, de loin, de près ou dans ses rêves.

    Pas la plus petite velléité de fugue jusqu’à hier. Ce matin, il est introuvable.

    Il a peut-être vu, hier, son père préparer l’avenir sur des plans affichés dans le bureau... ou bien a-t-il trouvé l’ambiance subtilement tendue ?

    A-t-il remarqué la liberté rendue à la barbe blonde, qui n’est plus tressée, ou bien la sobriété inattendue des vêtements de Papa l’a alerté ?

    L’odeur du cuir noir et de la moto aux chromes rutilants l’a interpellé peut-être ? Les trois femmes, alertées, sont à la recherche du fugueur.

    Elles savent bien que, quand elles rentreront, bredouilles ou pas, il n’y aura plus de seigneur à la maison. Le repas sera sobre et frugal, vite fait.

    Il y aura parfois des musiques, dansantes et modernes, sans grandeur. Les obligations de la ferme seront assurées, dans le temps normal

    qui leur est imparti.

    Rien d’important ne leur reste à assumer. Tout est magnifiquement en ordre, avec des réserves pleines pour un temps qui

    sera plus ou moins long.

    Sait-on.

    Leur entente tacite, un instant mise en danger, se rétablit avec les habitudes reprenant le dessus. Leur tendresse mutuelle mettra quelques jours

    avant de se manifester, mais elle n’y manquera pas.

    Mais où est donc notre voyou chéri, notre petit prince rêveur ? Une douce inquiétude envahit leur triple cœur de mères et elles redoublent

    d’astuce pour dénicher l’enfant, mussé dans du foin, en train de vivre pour de vrai les aventures incroyables que raconte son Roi.

    Il en a un stock impressionnant, assez pour attendre, du moment qu’il trouve un petit coin caché où nul ne les lui dérobera. C’est son trésor.

    Des cachettes aussi, il en a un gros stock, en prévision. Son territoire ne cesse d’augmenter. Mais maintenant, il est grand,

    il sait que Papa reviendra.

    Et ses trois mamans aussi.

     

    Il y a eu, il y a, il y aura des barbus de par le monde.

    Il y a eu, il y a, il y aura de par le monde des petits mâles humains employant mille moyens d’affirmer leur autonomie

    par toutes sortes d’enfantillages parfois dramatiques en guettant le développement de leur système pileux,

    garant de leur royauté, comme les lionceaux attendent leur crinière.

     

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :