• Le fantasme

     Peut-on compenser une perte vitale en en créant de toutes pièces une entité réaliste et originale ? De chair et de sang ?

    Enfin, presque .

     

     

    Le fantasme

     

    La chambre de Julie provoque l’étonnement de tous ses visiteurs.

    Au débouché du couloir chaulé de la vieille demeure campagnarde, lorsque s’ouvre la porte matelassée

    comme celle de l’étude d’un notaire,  ornée de son motif clouté qui dessine une sorte de pentacle,

    un lieu sombre et luxueux se dévoile.

    Des torches tenues par des bras de bronze jaillissent du néant et n’arrivent pas à répandre une

    lumière qui se noie dans les murs d’astrakan noir. Seuls, l’un des côtés et le plafond, laqués d’un

    grenat sombre et brillant, accrochent quelques reflets de cette riche lumière gaspillée.

    Le pied foule une moelleuse moquette noire sur laquelle sont jetés des tapis de soie aux tons

    fondus d’un éclat sourd et terne.

    Un halo lumineux, mangé par tout ce sombre entoure des lampes, dispersées au ras du sol,

    avec des coussins et des fourrures.

    Le lit, une sorte d’estrade basse, en alcôve, gainée de grenat, laisse luire faiblement draps et

    oreillers  de satin noir, derrière une courtepointe de dentelle noire voilant un satin ponceau.

    La même dentelle recouvre et juponne une coiffeuse terriblement féminine, garnie de nombreux

    accessoires de toilette noirs et or.

    Toute la lumière qui peut s’évader des pièges sombres qui l’environnent est renvoyée par un

    grand miroir ancien, cerné d’ors patinés.

    Lorsqu’en gagnant le centre de la chambre, ce miroir devient visible, on est pris de malaise

    devant l’étrange effet d’optique qui rend profonde la perspective du décor dans son reflet,

    paraissant boire les ondes lumineuses.

    C’est une manière de privilège d’avoir accès à cette chambre rare. Julie occupe seule ces lieux

    — son domaine— qu’elle a voulus, conçus, réalisés.

    Julie vit, avec son compagnon, dans une salle commune avec une vieille cheminée de pierre,

    entre des buffets ventrus et des coffres séculaires ou dans une bibliothèque aux profonds

    fauteuils, aux rayons abondamment garnis d’ouvrages fatigués, lus et relus; et quand le couple

    se retire pour plus d’intimité, c’est dans la chambre d’Alexandre, un élégant camaïeux de roux et

    de fauves fleurant le santal ; une grande baie y donne sur un coin privilégié de nature ; 

    la lumière y entre à flots

    C’est Julie qui a organisée, et en grande partie exécutée la restauration de cette ancienne maison

    de forgeron, et tous leurs amis se sont accordés pour louer la réussite de l’opération.

    L’unanimité s’est faite, surtout, sur la vie qu’elle a su apporter à son cadre, la gaieté et la

    distinction qu’elle a conféré aux objets et aux lieux.

    Cependant, les rares initiés qui ont contemplé la chambre de Julie, après s’être extasiés sur

    l’originalité et le luxe de cette réalisation, se taisent.

    Inconsciemment, ils sentent un hiatus entre ce qui est en deçà et ce qui est au-delà de la porte

    de cuir.

    Julie est une belle femme, à la présence chaleureuse et forte, d' une superbe prestance, dotée

    d'un étrange regard qui semble orangé sous ses grands cils de brune. Ce n’est pas une vraie

    beauté que ce port de reine et ce regard d’ambre, mais c’est plus que ça, surtout si, derrière, 

    paraissent une profonde intelligence, une sincérité absolue, une empathie vigilante.

    Julie n’a pas d’âge et semble une femme qui n’est plus jeune, ne sera jamais vieille.

    Il paraît indécent de la situer dans le temps.

    Lorsque Alexandre l’a rencontrée, elle revenait d’un long séjour au Maroc, sans attaches,

    sans famille, sans enfants… On aurait dit sans souvenirs.

    Elle possédait cette maison retirée, abandonnée depuis longtemps, où dormaient quelques beaux

    vieux meubles et pas mal d’araignées.

    Le métier d’écrivain d’Alexandre s’accommodait de l’isolement de la propriété. Ils s’y installèrent

    et y vécurent en bonne harmonie.

    Le bonheur ? Alexandre l’avait laissé dans une voiture déchiquetée, au milieu des débris de sa

    jeune femme et de ses deux enfants tendrement chéris.

    Julie lui avait apporté le seul bonheur qui pouvait maintenant lui rester : la sérénité.

    Une chaude tendresse aussi, qui faisait du bien à son cœur amputé.

    On ne remarquait que peu de miroirs chez Alex et Julie. Simplement des objets «techniques »,

    éclairants, pivotants, grossissants, dans les salles de bains et cabinets de toilette, et des glaces

    utilitaires  aux portes des armoires et des garde-robes, à côté de la brosse et du chausse-pied.

    Julie, peu maquillée, ne se repoudrait, ne recoiffait ses cheveux que le strict nécessaire à sa vie

    habituelle.

    Le soir, regagnant sa chambre, elle s’asseyait à sa coiffeuse, nettoyait sa peau pour la nuit, et

    s’installait dans son coin favori, sur des coussins, pour écouter de la musique en brossant

    longuement ses cheveux.

                                                                          *

    Alexandre doit partir…

    Ayant groupé diverses obligations en un minimum de temps, il doit se rendre à Paris pour dix

    jours. Cela est inévitable et se produit de temps à autre. Ordinairement, Julie l’accompagne,

    ou bien va passer quelques jours chez leurs meilleurs amis, dans le village voisin.

    Mais c’est l’hiver, les amis sont à la montagne, et l’emploi du temps d’Alexandre se prête peu

    à sa présence, du moins à son confort.

    Le couple ayant dîné au coin du feu de bois termine une douce soirée dans la chambre d’Alexandre,

    dont la valise attend, sur le tapis.

    Plus tard, Julie, frissonnante, quitte le nid douillet des bras d’Alex pour aller dormir chez elle.

    Elle songe à la vitalité qu’elle tire de ces contacts, comme si de toucher cet homme  la nourrissait

    de forces neuves. Depuis presque dix ans, ils ne se quittent pas…

    Julie se glisse dans le satin lisse et froid de son lit, qui se réchauffe quand elle pense à la chaleur

    d’Alexandre. Calme et sereine, elle s’endort.

                                                                         *

    Alexandre est parti depuis trois jours, Julie a trouvé une merveilleuse occupation en classant des

    feuillets qu’il remplit un peu au hasard des mille réflexions qui lui viennent. Il faudrait organiser

    cela en journal, et peut-être en tirer quelque chose. Elle relit divers passages. Quel appui que ce

    compagnon, et comme Julie serait lasse sans lui.

    Il faut faire une promenade, prendre l’air. Il n’est pas bon de rester confinée à la maison.

    Le temps menace et peut-être, demain, les sentiers boueux seront-ils désagréables. Julie se

    chausse pour la marche et suit le sentier de la forêt. 

    A son retour, il lui semble que le feu de bois qu’elle allume ne parviendra jamais à la réchauffer…

    Tiens, ça y est, il pleut.

    Julie cherche dans la bibliothèque un livre ami, un de ceux que l’on connaît bien et dans lequel on

    va faire un tour comme en pays familier. Aucun ne la tente vraiment, le choix s’avère difficile.

    Elle monte chez elle, met de la musique et tente de mettre en marche la magie du bouquin.

    Rien ne se produit, hélas... Et ce froid !

    Hier sont venus des amis. Julie n’avait jamais tant remarqué que ce sont des amis d’Alexandre,

    et que, lui absent, une drôle de petite gêne s’insinue entre eux.

    Alex téléphone souvent et sa chaude voix anime Julie pour un moment. Puis elle retombe dans

    une rêverie brumeuse. Elle s’est trouvé un travail prosaïque et refait  la tapisserie d’une paire de

    fauteuils.  Le travail avance bien, sans satisfaire Julie, qui termine et range machinalement son

    matériel.  Pas faim. Pas d’énergie. Lasse, tellement lasse…

    ... Et froid, froid, froid !

    Julie monte à son refuge, sa chambre. Elle allume toutes les lumières, les torches brandies par les

    bras de bronze, les lampes au sol, celles de la coiffeuse…

    Comme sa mine est étrange dans ce miroir où file toute la lumière… Julie examine l’image qu’il

    renvoie : son visage, d’abord, bizarrement dissymétrique. Elle regarde plus attentivement le reflet

    de la chambre : le noir profond ressemble au néant, la partie laquée du mur donne l’impression

    d’en jaillir et de s’avancer dangereusement derrière elle.

    Les globes brandis par les mains de bronze sont maintenant en forme de gouttes, leurs pointes

    convergent en direction du miroir, comme s’ils étaient emplis de lumière et que celle-ci fuie en

    longs rais fins vers un trou noir, au centre, reflet du mur d’astrakan.

    Et le panneau laqué progresse toujours, il va la pousser…

    L’espace rétrécit. Talonnée, Julie avance ; la lumière des deux appliques latérales atteint ses yeux

    orangés. Des reflets en jaillissent alors et vont aussi converger vers le vortex  dévoreur de lumière, au centre du mirage.

    Le visage de Julie est tellement proche de la surface glacée. Elle va y appuyer sa joue, sa tellement

    grande lassitude, ce froid qui l’habite… Se reposer…

    Il n’y a pas de surface glacée. Plus de lassitude, ni de froid non plus.

    Il n’y a plus rien.

    Alexandre, rentrant de Paris un jour plus tôt que prévu, trouve le feu allumé, les portes ouvertes,

    des lumières partout.

    Visitant chaque pièce, au fur et à mesure il les éteint, et monte l’escalier qui conduit aux chambres.

    La sienne aussi est éclairée, ses manuscrits sont  classés en ordre sur sa table.

    Il suit le mur chaulé et se dirige vers la porte de cuir noir… Il l’ouvre sur un grand miroir cerné

    d’ors patinés, se détachant sur un panneau d’astrakan noir. Devant, une simple tablette garnie de

    quelques accessoires de toilette noirs et or.

    Julie… JU…LIE….

    Au matin, Pierre et Alice sont au chevet d’Alexandre, anéanti, qu’une piqûre calmante achève

    d’endormir.

    Alice raconte à Pierre les propos incohérents de leur  pauvre ami : 

    Il appelait Julie ! Julie ! …Tu lui connais une liaison avec une Julie, toi ? Et il parlait sans arrêt

    de la chambre noire, de la porte de cuir… Crois-tu que ce soit celle du placard où il y a cette

    toilette noire et or ?

    Pauvre Alex ! …Un homme qui vit seul depuis si longtemps…ça lui sera monté à la tête, sûrement!

                                                                      FIN

     


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